Il a toujours voulu chanter tout doucement. Aimer fidèlement. Vieillir sereinement. Depuis toujours, il l’écrit. Il cherche seulement une exactitude qu’il décline de récital en récital. S’obstine à rester debout au milieu du réel. De sa beauté complexe…
Doit-on encore le présenter, évoquer ses magnifiques Larmes de Laurel, Altavoz (avec Jean-Louis Trintignant), Chant Impératif, et j’en passe, ses folies d’homme de mots et de scène ? Quand il entre sur la scène, ou plutôt sur un nuage bleu, Bruno Ruiz a l’air d’un échassier, d’un martin-pêcheur, l’espace d’un instant, et tout son spectacle se déroule en équilibre sur la corde sensible de son imaginaire. Sa gestuelle épurée jusqu’à l’os est toujours tirée au cordeau, impeccable de précision, comme d’habitude, et le piano de Michel Goubin est le bateau sur lequel il navigue et nous fait naviguer. Il est aussi accompagné de deux plasticiens, André Tailhades à la régie des lumières, qui avec seulement 12 projecteurs, du blanc, du noir, et quelques touches de bleu, lui sculpte une architecture parfaitement onirique riche en clairs obscurs diaphanes; quant à Jean-Jacques Vaudou, le sonorisateur, il cisèle la palette sonore que lui offre la voix du récitant-chanteur pour en tirer toute la sève. Et c’est bien d’un quatuor qu’il s’agit.
A l’origine, ce récital était prévu pour être accompagné par un trio guitare, basse, batterie ; mais aux obsèques du regretté Gilles Elbaz (qui faisait partie de la fine fleur de la vraie chanson française), Ruiz et Goubin décident de renouer un dialogue commencé il y a 25 ans au Printemps de Bourges, et se sont finalement retrouvés pour ce « mano a mano » piano-voix. Le musicien, compositeur et pédagogue, a, entre autres dans une carrière bien-remplie, à son actif les incandescents disques du groupe de jazz-rock Potemkine avec ses frères (« je vous parle d’un temps que les moins de 40 ans ne peuvent pas connaître »), le Tramway Bleu méconnu de la Compagnie du Rêveur, et surtout « Comme un fleuve », le superbe enregistrement de Morice Bénin sur les poèmes de René-Guy Cadou ; sans oublier son disque solo « Vues d’ici ». Au début, on regrette les belles envolées lyriques d’Alain Bréhéret, le complice des quatre derniers disques du chanteur ; mais, finalement le blues cristallin de Goubin, avec ses hauts reliefs et ses filigranes, permet à Ruiz de dériver en toute liberté sur sa mer littéraire, et de donner libre cours à ses longs récitatifs enluminés d’a-capella lumineux de simplicité. De ce poème fleuve, puisqu’il s’agit de cela, certains regretteront les inégalités de niveau dans l’écriture ; mais l’essentiel n’est pas là, comme toujours chez Ruiz. Et l’on garde longtemps en tête sa plongée en apnée dans ses profondeurs océaniques où, tel le vieux marin de Coleridge, il trouve un vaisseau fantôme et sa Dame Blanche ; ou le rappel de ses origines espagnoles et républicaines quand il reprend La Paloma au rythme de habanera en duo avec Goubin, quand il évoque la tragique Retirada de février 1939 dans la neige des Pyrénées ; et cette évocation paisible de la vieillesse qui approche dans son jardin secret.
Même si vous n’aimez pas la poésie, contemporaine en particulier, même si vous n’aimez pas la «chanson française d’expression» (comme disait Jean Ferrat par opposition à celle de consommation), mais si vous aimez la belle ouvrage, et surtout si vous aimez ces formes de spectacle vivant, je vous encourage vivement à aller à la Cave-Poésie René Gouzenne, lors de la reprise pour 10 représentations, du Mardi 28 Février au Samedi 10 Mars, à 21h le mardi, à 19h30 du mercredi au samedi – relâches dimanche et lundi- Réservations : 05 61 23 62 00 (sortie et signature du CD le mardi 28 février 2012, à la Cave-Poésie, à l’issue de la première).
Il faut signaler que ce spectacle est autoproduit par l’Association Le Puits, avec le soutien de la Gare aux artistes, un beau lieu de création et de convivialité animé par l’excellent Jean Claude Bastos, (situé à Montrabé), ce qui devient rare dans une période où viennent d’être sacrifiés des structures culturelles publiques comme le Théâtre de la Digue, la Mounède et le Parc de Matériel Régional Midi-Pyrénées (ARDT) – qui aidaient les compagnies de spectacle vivant sans feu ni lieu à survivre – ; et où l’on s’inquiète de voir le Marché imposer sa loi jusque sur les terres de Jean Jaurès : cette Ode au Temps qui nous Reste nous ramènerait-elle sans le vouloir en arrière, à la fin des années 60, où tout était à créer pour les créateurs, y compris leurs conditions de travail ?
E.Fabre-Maigné
Chevalier des Arts et Lettres