Le cheval de Turin, film hongrois en noir et blanc de Béla Tarr
Avec Erika Bok la fille d’Ohlsdorfer, Janos Derzsi le fermier Ohlsdorfer, Riscsi le cheval.
Le titre de ce film déroutant et envoûtant fait allusion à l’épisode dans lequel Nietzsche s’effondre le 3 janvier 1889 à Turin, alors qu’il sanglote enlacé au cou d’un cheval agonisant. Il sera alors interné à Bâle avant de décéder dix ans plus tard. Cette histoire est racontée en voix off seulement, cette voix off qui aura tant d’importance, comme voix du destin. Et « on ne sait pas ce que serait devenu le cheval » conclut la voix. Et le cheval le voila au commencement du film.Et c’est d’ailleurs ce cheval qui pressent l’apocalypse en marche et refuse de travailler malgré les coups, refuse de manger ou de boire. Il attend frémissant les moments ultimes. Et sans doute que comme dans les autres films de Bêla Tarr (Le tango du diable, Les Harmonies Werckmeister), les humains ne sont vus qu’au travers des yeux du cheval, qui lui voit l’ouvert, l’au-delà.
Ses propriétaires, un fermier bourru et taciturne et sa fille plus esclave que fille de ferme, seront moins clairvoyants et comprendront sur le tard la grande obscurité qui gagne le monde après la tempête. Et dans les replis d’un drap longuement filmé en plan fixe, méthode préférée de Béla Tarr, ce n’est pas une figure christique qui apparaît en filigrane, mais le néant en route. Dieu est abject dit un voisin, car il prend part à tout cela comme souillure.
Le film se déroule, enfin le mot déroule est excessif, car tout est immobile, disons se passe dans une ferme quelque part hors du monde. Une longue introduction montre le tracé d’un sillon dans la brume avec un attelage où homme et animal sont intimement liés.
Puis un grand vent va s’élever, brassant feuilles et poussière, et tarissant le puits.
C’étaient de très grands vents, sur toutes faces de ce monde,
De très grands vents en liesse par le monde, qui n’avaient d’aire ni de gîte,
Qui n’avaient garde ni mesure, et nous laissaient, hommes de paille,
En l’an de paille sur leur erre… Ah ! oui, de très grands vents sur toutes faces de vivants !
(Saint-John Perse – Vents)
Ce sont ces grands vents comme malédiction qui vont bouleverser les rituels bien établis de vie et de survie des deux personnages : l’unique repas de pommes de terre chaudes épluchées avec les doigts avant de l’avaler en se brûlant les doigts., la corvée d’eau au puits, la lessive, les soins au cheval, l’attelage, les boissons eau ou alcool, le rituel du lever et du coucher du père aidé par sa fille, car handicapé d’un bras.
Le rituel du repas de pommes de terre semble un tableau de Georges de La Tour, et il est filmé chaque fois sous un autre regard, un autre angle.Tout est élémentaire, répétitif, au ras des gestes, et seuls quelques mots seront dit pendant tout le film. Chacun s’accroche à l’autre dans ce total dénuement matériel et spirituel, à part la lecture balbutiante de la fille d’un texte apocalyptique. Et au sixième jour l’obscurité arrive après que la tempête sans fin ait fait prisonnier les personnages. À part l’irruption d’un voisin faux prophète et d’une inquiétante troupe de Tziganes qui les maudit, il ne se passera rien d’autre dans ce film, que le dernier combat des fermiers contre l’invisible. Ils ne savent même pas qu’ils luttent, ils croient continuer le labeur de chaque jour.
Béla Tarr a annoncé que cela serait son dernier film, et donc dans ce testament il laisse parler sans retenue son langage à la fois expérimental et baroque. Jamais il ne nous avait été donné de voir une telle splendeur de noirs et blancs, une telle palpitation intime des objets, portail, linge, verres et aussi les visages, fixés longuement, à la limite de l’insoutenable. Et quelle science des cadrages, qui fait de chaque image un tableau vivant et maléfique.Tout est solitude, surface des choses, seul le vent habite l’espace.
C’est un cinéma très difficile, un cinéma du silence et du désespoir sans rémission. La fin du monde se fait par le noir, et par la perte du murmure des respirations, c’est tout et c’est terrible. Ce qui suivra sans doute encore plus. L’épuisement de l’eau, la vaine tentative de fuite filmée comme dans le Septième sceau de Bergman par ombres sur la colline, la mort sans doute du cheval, la perte de la lumière et le dernier sommeil.
Béla Tarr dans ses notes d’explication souligne seulement ceci : Notre film tente de répondre à cette question: “Qu’est-il donc arrivé au cheval ? Ohlsdorfer, le cocher et sa fille vivent en reclus dans leur ferme. Ils survivent grâce à̀ leur dur labeur : leur unique source de revenus vient du cheval et du fiacre – c’est leur maniè̀re de vivre. Le film illustre la mortalité́ à laquelle nous sommes condamné́s, avec cette profonde douleur que nous ressentons tous.
Béla Tarr fait un cinéma radical, aidé par des acteurs hallucinés. Sans doute ne peut-il plus aller plus loin dans la déréliction. C’est un requiem au cinéma, la mort annoncée. Une tentative de faire voir en une trentaine de plans tout le temps qui passe pendant six jours, jusqu’à la main mise du néant. Il n’y a aucun pathos, pas le moindre sentiment à part la caresse sur le cheval mourant, aucun misérabilisme.
Tout dans ce film veut déclencher l’hypnose, la beauté sublime des images, la musique répétitive de Mihály Vig, sorte de boîte à musique du temps qui écrase. Les bruits ont un retentissement énorme, inquiétant, prémonitoire. Le spectateur est toujours face aux images. Tout est épuré, suggéré, et les plans-séquences s’enchaînent aux plans-séquence. La caméra bouge, mais tout reste immobile et cadré pour l’arrivée de la mort.
Ce film de plus de deux heures trente veut faire ressentir la chute de chaque grain de sable du sablier de la vie qui reste. Tout pourrait n’être que piétinement, tout n’est qu’émotion. On ne pourra jamais oublier ce très long gros plan sur le visage du cheval. Il voit en nous. Il faut revenir aux plans du cinéaste danois Dreyer pour retrouver une telle puissance.
Béla Tarr pour ses adieux livre un objet, que certains appelleront encore cinématographe, mais qui est une sorte de pierre énigmatique, glaciale, comme nos cœurs dans la solitude. Passé ce film spectateur abandonnez toute espérance, mais pas dans l’art cinématographique !
Le Cheval de Turin a été récompensé en février 2011 par un Ours d’argent à Berlin, comme « l’un des films les plus puissants, les plus engagés et les plus fidèles à l’idée de modernité cinématographique. »
Gil Pressnitzer