Qui témoignera pour le témoin ?
Vienne pour la mémoire en morceaux.
À cette injonction désespérée du poète juif roumain Paul Celan, Axel Corti, cinéaste autrichien, apporte un début de réponse. Cette trilogie a été tournée pour la télévision autrichienne, en 1982 pour la première partie, et en 1986 pour les deux autres épisodes. Ces films ne sont visibles que maintenant dans sa totalité en France, 25 ans après ! Axel Corti lui mourut en 1993. Il fut l’adaptateur de Joseph Roth La Marche de Radetzky et du très étrange et prenant La Putain du Roi.
Dans cet empire austro-hongrois jadis morcelé et qui aujourd’hui reprend des couleurs brunes inquiétantes, en Hongrie surtout où l’on brûle les livres du prix Nobel Imre Kertész, où les livres des écrivains hongrois d’origine juive sont bannis des bibliothèques municipales, sans que cela n’émeuve personne. Nous n’en sommes pas encore là en Autriche, dont Hitler autrichien longtemps vénéré, n’est plus que celui dont on prononce le nom qu’en secret, et les mouvements d’extrême droite sont bien vivants encore.
En Autriche donc, sujet du film, le travail de mémoire, comme celui remarquable fait en Allemagne, n’a jamais été réalisé, et la dénazification urgente faite par les Américains pour contrer les Soviétiques aura laissé en place bien des piliers du régime et des acteurs plus que complices (Karajan, Karl Böhm, Élisabeth Schwarzkopf, des directeurs de journaux et de théâtre, et j’en passe) Il fallait que Vienne se remette à chanter et danser et qu’importe la disparition des juifs, la réappropriation de leurs biens (tableaux, magasins, appartements…).
C’est le sujet de cette trilogie qui s’appelle en fait Wohin und Zurück ( Vers où et le retour).
Certes il y a eu et c’est l’honneur de ce pays des écrivains comme Peter Handke, Ingeborg Bachmann, Thomas Bernhard, ou Elfriede Jelinek prix Nobel elle aussi, qui auront été l’honneur de ce pays. Ce pays de Rilke, Stefan Zweig, Arthur Schnitzler, Karl Kraus, Hugo von Hofmannsthal, Hermann Broch, Franz Werfel, Robert Musil, Oskar Kokoschka ou Joseph Roth, Gustav Mahler, Schoenberg, Zemlinsky, Korngold, et Schubert dont un extrait du quatuor La Jeune fille et la Mort ponctue toute la trilogie. La liste serait fort longue. Et la question récurrente sera toujours comme pour l’Allemagne de Goethe, comment une telle capitale d’intelligence a pu basculer dans l’antisémitisme forcené . Un maire pouvait se faire élire à Vienne uniquement sur un programme antisémite, il n’y a pas si longtemps entre les deux guerres.
Bien sûr cette chronique ne sera pas objective, car il s’agit aussi de l’histoire de mon père juif viennois. Elle rendra simplement compte du courage et de l’objectivité d’Axel Corti d’avoir sans emphase et sans mensonge tracé cette tragédie. Axel Corti donne la parole aux témoins en trois épisodes. Le premier montre juste après l’Anschluss du 12 mars 1938, l’annexion enthousiaste de l’Autriche à son compatriote.
À propos il faut savoir que le concert du Nouvel An à Vienne suivi par des millions de personnes a été en partie instauré par Hitler en 1939.
Le second volet « Santa Fe » montre l’émigration de quelques juifs et leur tentative d’adaptation malgré la nostalgie profonde de leur ancienne patrie. Le dernier volet « Vienne » montre l’échec de la dénazification en Autriche et le désarroi du jeune Freddy Wolff de vouloir redevenir autrichien et reconnaître sa ville détruite, mais reconstruite sur de drôles de valeurs.
En exergue de ces films se place la phrase « Dieu ne croit plus en nous » qui renvoie sans doute au poème de Grinberg :
« Mère, nous arrivons d’un pays sans amour
D’un pays où Dieu est absent.
Déluge en tête et crépuscule dans le sang.
La terre obscure est une planète aveugle,
Malheur à elle qui s’étend si noire
Sous les pieds et sous les maisons ! »(Grindberg)
Mais ici il ne s’agit ici pas de parler de la Shoah, à peine entrevoit-on des prisonniers du camp français de Stutthof. Il ne s’agit, et cela et déjà terrible, de de l’exil, la fuite, la migration de juifs souvent viennois.
Les films sont basés sur un scénario autobiographique de Georg Stefan Troller, qui avait fui à 16 ans cette Autriche en passant comme son héros du premier volet par la Tchécoslovaquie, puis la France où il fut interné, puis Marseille, et enfin grâce à un visa pour les États-Unis. Engagé dans l’armée américaine en 1943, car celle-ci avait besoin de germanophone, il participe à la libération de Munich. Lui aussi va tenter de se ré-ancrer à Vienne. Il ne pourra y parvenir face aux mensonges de cette ville et de son antisémitisme résurgent. Il va donc retourner aux États-Unis.
Cette histoire vécue est la trame des trois films, Axel Corti ayant seulement, et parfois maladroitement dramatisé, et introduit des éléments passionnels à cette aventure réelle. Toute cette trilogie est basée sur une seule injonction : fuir, toujours fuir, être étranger partout et à jamais.
Deux personnages vont symboliser cette errance et cette plaie qui jamais ne peut se refermer.
Ferry dans la première partie, et Freddy l’idéaliste, « l’archange » comme le surnomme en se moquant ses amis.. Des personnages vont et viennent : Gandhi l’intellectuel allemand résistant, Konk le profiteur, Popper le photographe, Claudia la comédienne prête à tout pour survivre, Estelle bloquée à jamais dans sa douleur, Adler le communiste qui ne croira plus en rien, le vieux Treumann se laissant mourir à l’annonce du suicide au Brésil de Stefan Zweig, Feldheim l’acteur qui rêve d’Hollywood,. Et laissent soit par leu générosité souvent roublarde, soit par leur mensonge, se déroulait cette longue fresque de la migration extérieure et intérieure.
Le premier volet Dieu ne croit plus en nous se situe à Vienne, puis après en Tchécoslovaquie et dans les camps français, celui Saint-Just, dans l’Oise en 1939, gardé par nos braves gendarmes français, livrant sans états d’âme ces apatrides aux Allemands victorieux. Chacun tente de s’en sortir, en courant, en trichant, mais toujours avec cet humour du désespoir, ce fol espoir chevillé au corps malgré les humiliations et les échecs. Cette partie s’achève à Marseille par une image arrêtée préfigurant un accident, qui n’arrivera que dans la deuxième partie. Le personnage de la femme tchèque, Alena, est bouleversant, oscillant entre mère et amante.
Le deuxième volet Santa Fe se passe à New York en 1940. Un bateau pourri, Le Tonka, arrive avec, à son bord, des réfugiés, dont Ferry Tobler qui se noie accidentellement en cherchant à sauver une jeune femme échappée de Bergen-Belsen. C’est l’odyssée de Freddy Wolff, rêvant d’espace, de liberté, de Santa Fe, qui est décrite. Incapable d‘amour, d’intégration, malgré les cours d’anglais sur la terrasse des immeubles, il ne pense qu’à l’Europe et à sa Vienne natale. Son engagement dans l’armée le lui permettra. La dernière image avec les papiers déchirés s’envolant du gratte-ciel signe sa rupture avec cette ville. Et aussi son incapacité à avoir pu aider la fille de Treuman. Ce pays tant espéré , celui du bout du monde, est aussi misère et mensonge où tout est spectacle et l’annonce de Pearl Harbour mécénée par Pepsi-Cola !. Que représente pour eux la mort de Walter Benjamin ou de Zweig.
C’est, et de loin, le plus beau des volets de cette trilogie, par la galerie de personnages touchants et risibles, émouvants et noyés dans leur espoir et leur tristesse indicible. L’esprit à la fois de Charlie Chaplin et de Kafka passe dans cet épisode magistral. Le moment où pour survivre il veut vendre un livre de poèmes de Rilke, refusé avec mépris, montre tout le fossé entre l’Amérique et cette Europe Centrale qui meurt. Et pourtant le mensonge d’une Vienne mythique les habite encore.
Le dernier épisode, Welcome in Vienna se déroule en 1944 dans une Europe en ruines. Freddy Wolff va s’apercevoir que l’antisémitisme n’est pas éteint loin de là, même au sein de l’armée américaine. Les dignitaires nazis sont récupérés pour la guerre froide naissante. L’errance de Freddy Wolff sans sa Vienne, Freddy lui restitue les squelettes de son passé et la récupération des biens juifs par les braves autrichiens. Dans ce chaos il voit en œuvre le marché noir, le mensonge, la trahison amoureuse. Il veut pourtant redevenir autrichien. Mais l’arrivisme forcené le pousse à s’enfuir. La dernière image se passe sous la neige à Salzbourg, alors que sa fiancée couche avec son meilleur ami. Ce volet est celui qui fait la plus belle à un certain sentimentalisme, à une autre narration romanesque. Il est prenant, mais moins fort que les deux autres. Même la qualité de la photo est différente, plus élaborée, plus photographique.
Axel Corti a choisi de travailler en noir et blanc presque granuleux, avec d’ailleurs une façon de jouer sur la pellicule comme pour en faire un document d’époque. Il peut ainsi y insérer des actualités de l’époque avec une fusion parfaite, tant le travail sur le grain est magistral.
On dirait un film noir de l’époque américaine, seule la troisième partie donnera un peu dans l’esthétisme. Le format carré retenu est aussi intrigant. Froid et glacé dans la première partie, déjà plus mobile dans son second volet, directement cinématographique dans sa dernière partie, ce cinéma parle haut et fort, avec authenticité de ces trajectoires du malheur.
Vienne, Vienne pour mémoire. Vienne à jamais dans la mémoire des juifs autrichiens, « ces émigrés de profession ». L’errance continue, même après la fin de la trilogie. Les points de suspension sont en nous. On a vu au ras des jours, au ras des quotidiens, dans une multitude de détails, tenter de vivre des hommes et des femmes, on ne l’oubliera pas.
Il ne sert à rien de parler de l’excellence de tous les comédiens, nous avons affaire à une œuvre historique, immense, essayant de recoudre toutes les mémoires trouées. Avec dignité, avec humanité, au travers de personnages ordinaires, à qui on a refusé le droit d’être humain.
Gil Pressnitzer