Magnifiques dans la cour des grands !
Toulouse. Halle-aux-Grains. 15 décembre 2011. Piotr Ilyich Tchaïkovski (1840-1893) : Roméo et Juliette, Ouverture Fantaisie ; Modeste Moussorgski (1839-1881) : Chants et danses de la Mort ; Johannes Brahms (1833-1897) : Symphonie n°1, en ut mineur, op.68 ; Olga Borodina : mezzo-soprano ; Orchestre National du Capitole de Toulouse. Direction : Tugan Sokhiev.
Chronique parue sur Classique news.com
Soirée de prestige, car le concert était diffusé en direct sur Medici.tv et deux jours plus tard sera donné à Paris et diffusé sur Radio-classique. Les toulousains ont le vent en poupe !
Le constat est simple : ce chef et cet orchestre peuvent rivaliser au niveau international avec les plus grands. Ce soir a confirmé les extraordinaires progrès de tous les pupitres sous la direction si charismatique de leur chef, Tugan Sokhiev. Le résultat est visible sur le net, magnifiquement filmé par Jean-Pierre Loisil.
Dès les premières mesures de l’ouverture de Roméo et Juliette de Tchaïkovski la délicatesse des nuances, l’engagement de tous les instrumentistes et la direction emplie de force et d’élégance de Tugan Sokhiev, ont magnifié une partition qui ailleurs peut paraître faible. Les thèmes si habilement phrasés, parfois avec douceur (Frère Laurent), ou avec une grande violence (les combats des Montaigu et Capulet), le destin, mettent en valeur la partition de jeunesse du compositeur russe. C’est toutefois le thème de l’Amour et son opposition au destin qui procure l’émotion la plus vive. Lorsque les alti et le cor anglais propose le thème de l’amour pour la première fois c’est un frisson de plaisir qui nous parcours tant la beauté des timbres s’harmonisant avec habileté est puissante. Le geste large de Tugan Sokhiev permet un développement presque aérien de ce thème. Les reprises et modulations suivantes vont culminer dans les violons sur-aigus avec les contre-chants des cuivres avec des gestes d’élargissement comme en apesanteur dont Tugan Sokhiev a le secret. Les interventions terriblement brutales des batailles coupent la belle mélodie et le destin joué par les cors également, mais augmentent le plaisir de la retrouver ensuite. La manière dont la partition se referme comme un livre sur le drame est magistrale, tout particulièrement avec les doigts de fée de Gaëlle Thouvenin, une harpiste de grande sensibilité.
Bien des aspects de la tragédie de Shakespeare ont été mis en valeur ce soir avec cette vibrante interprétation.
L’an dernier la maladie avait privé les Toulousains et Parisiens de la Dalila d’Olga Borodina. La grande Diva Russe faisant donc sa première apparition dans la ville rose.
Le pari de lui confier une partition prévue pour soprano à l’origine était surprenant. Le port altier, l’élégance des phrasés, la somptuosité des moyens vocaux avec puissance et beauté du son, ont conquis le public. Olga Borodina s’empare des sombres textes si variés d’Arseny Golenistchev-Koutouzov, mettant tous en scène la mort dans diverses situations, avec une implication théâtrale. Les gestes eux-mêmes accompagnent les lignes de chant avec intelligence. Les mains qui se referment avec lenteur sur la poitrine à la fin de Trepak est un geste « callasien » de toute beauté. Pourtant cette théâtralité n’est pas extérieure et le sens du texte dit par cette interprète russe qui en comprend chaque nuance est un véritable régal de poésie. Les sentiments sont ainsi multiples et richement offerts. Le chef véritablement subjugué par cette voix sublime lui offre un soutien orchestral si attentif que jamais la voix n’est affaiblie par l’orchestre. Bien au contraire la construction de ces drames si troublants est une alchimie de beautés sonores rares. C’est peut-être, si on veut absolument trouver quelques réserves à faire, une dimension grotesque et inesthétique de ces partitions orchestrées par Chostakovitch qui pourrait faire défaut. Mais la mort n’est elle pas plus tragique et plus terrible encore lorsqu‘elle est belle ? L’orchestre du Capitole a su l’entourer de sa musicalité la plus délicate, avec des solos d’un grand raffinement, et Tugan Sokhiev a dirigé avec amour cette partition si noire. Il en tiré toute la force tragique sans laideur, comme pour rendre hommage à la beauté de la voix d’Olga Borodina. Une Diva d’une intelligence musicale rare a conquis le public toulousain qui lui a fait un véritable triomphe.
En deuxième partie de concert, la très impressionnante symphonie de Brahms n°1 a permis de conclure sur une note enthousiasmante. Johannes Brahms écrasé par la conscience des attentes a mis bien du temps avant de composer une symphonie. Lui même admirait tant Beethoven ! Datant de sa quarante-troisième année cette première symphonie a été un grand succès. Sa force et l’hymne à la nature qu’elle contient en fait une des plus aimées des chefs et du public. C’est également un choix qui a permis à Tugan Sokhiev de mettre en valeur, en raison de très beaux moments solo, bien des instrumentistes de l’Orchestre du Capitole. Dès les premières mesures de la symphonie en ut mineur, nous avons été sidérés par le son compact, sans lourdeur, de l’orchestre que jamais nous ne lui avions connu dans Brahms. Tugan Sokhiev très inspiré a une direction qui privilégie comme à son habitude la clarté mais avec un abandon qui convient parfaitement au romantisme de cette œuvre. Les tempi sont allants et tenus fermement. Les nuances sont très accentuées et de très agréables respirations aèrent le discours. Chaque mouvement a un caractère bien marqué, le sostenuto du premier mouvement engage une écoute attentive et vibrante, puis l’allegro est enthousiaste et franc. L’andante est plein de poésie et développe des sonorités de rêve. Hautbois et Clarinettes rivalisant de finesse dans des phrasés irréels (Olivier Stankiewicz au hautbois, David Minetti et Emilie Pinel aux clarinettes). La beauté des gestes de Tugan Sokhiev, qui respire avec chaque instrumentiste et est proche de tous, est absolument magnifique. À le regarder et à entendre ce que ces gestes obtiennent de son orchestre permet une compréhension rare de la partition. Toutes les cordes dans leur ensemble, mais tout particulièrement les violons sont superbes de rondeur et d’ampleur. Le solo si aérien du premier violon trouve en Geneviève Laurenceau une interprète accomplie, le dialogue avec le chef est rempli de complicité et à travers lui les duos avec le cor sont magiques. La dimension chambriste de ce mouvement trouve dans l’écoute attentive de chaque musicien l’exactitude du poids des notes. Le Scherzo est plein d’esprit et de grâce. Et à nouveau la beauté de l’écoute mutuelle, la souplesse et l’élégance de la direction du chef, la qualité des bois et des cordes créent un équilibre parfait. Cela avance et prend son temps en même temps et la vie du discours stimule en permanence l’écoute. Le final mériterait une analyse de chaque instant tant l’admiration est totale. Jamais il ne nous est apparu si évident. La manière dont, avec un regard sombre et des gestes éloquents, le jeune chef ossète se saisit de l’orchestre pour construire son premier crescendo, puis le mystère des pizzicati savamment nuancés et équilibrés dans un mouvement de tempo vivant, stimulent l’écoute. Mais c’est avec l’entrée puissamment évocatrice du thème au cor que le frisson nous gagne. Jacques Deleplancque est somptueux de timbre. La flûte de Sandrine Tilly reprend le thème avec gourmandise dans une même splendeur de son. Puis tout va se construire avec une implacable évidence pour aller vers un élargissement grandiose. La nature s’est éveillée, tout le prouve. Le soleil va réchauffer chaque vallée dans des jeux d’ombres nuageux permettant d’apprécier les éléments de relief. L’avancée vers la lumière est irrésistible et le final est tout à fait grandiose. Les cuivres brillent de mille feux, les violons caracolent et les bois réchauffent l’atmosphère, les flûtes apportant lumière et élévation. Le thème beethovenien de la neuvième symphonie est magnifié par cette mise en place précise et dansante à la fois. La complicité de l’Orchestre et du chef leur permet d’oser aller plus loin que jamais. L’enthousiasme qui se dégage de ce final est prodigieux et le public en hurle des bravos de joie en des applaudissements tonitruants, conscient de vivre un moment rare.
Hubert Stoecklin