Chœur de chambre les éléments
Direction Joël Suhubiette
Notre mère Méditerranée ouvre son livre
Quand tu entreprendras le voyage à Ithaque
prie pour que le chemin soit long,
plein d’aventures, plein de découvertes.
Prie pour que le chemin soit long… (Constantin Cavafy)
C’est un long et beau voyage que nous propose Joël Suhubiette et son ensemble Les Éléments au travers des ports musicaux de la Méditerranée. Et par la sagesse acquise au travers des chants entendus, il nous permet de comprendre le véritable sens des Ithaques. Voyages par les langues qui ont résonné sur les rives et dans les cœurs des hommes de notre mer intérieure et féconde.
Parmi ces langues mises en musique, Joël Suhubiette n’a eu aucun mal à retentir des œuvres en latin, en hébreu aussi grâce au mouvement de renouveau synagogal lancé par Salomone Rossi au début du 17e siècle. Nous ne savons toujours pas quelle était la musique accompagnant les poèmes en grec ancien, aussi c’est un jeune compositeur grec vivant en France, Alexandros Markeas qui a spécialement composé en 2009 pour les Éléments, Trois Fragments des Bacchantes d’après Euripide, renouant avec les traces de Iannis Xenakis.
Ne voulant pas s’aventurer sur les chemins des musiques traditionnelles Joël Suhubiette a commandé à un autre jeune compositeur Zad Moultaka, compagnon de voyage depuis un certain temps de l’Ensemble, une œuvre en arabe écrite sur un poème mystique de Husayn Mansour Hallâj, une œuvre proche de l’araméen, donc le syriaque sur le thème Lamma Sabactani (Pourquoi m’as-tu abandonné ?) des dernières paroles du Christ en croix. Ayant la joie de piloter un vaisseau amiral à dix-huit voix à faire pâmer les sirènes d’Ulysse, et qu’il a patiemment édifié, Joël Suhubiette s’est consacré aux polyphonies vocales qui ont tissé le sacré de toutes les rives de « notre mer ».
Dans cette traversée il est des ports familiers : Luis de Victoria, Carlo Gesualdo, enfin celui assagi des Répons des ténèbres et non des sulfureux madrigaux, Le libre Vermeil de Montserrat, et le magnifique Cruxifixus d’Antonio Lotti, qui servira d’ailleurs de bis au concert. Cela aura pu en être d’autres tant le répertoire en est riche. Ils ont été retenus pour leur caractère mystique.
Il en est d’autres qui auront été des découvertes majeures, car si peu entendues en concert.
Ainsi du Kaddish, prière des morts en araméen, puis transcrite en hébreu, de la liturgie juive, du grand Salomone Rossi, le juif de Mantoue, ville douce et accueillante en ce temps-là où la langue hébraïque était à nouveau parlée et écrite pour la vie artistique et courante. Aussi bien pour faire son marché que pour dire ses prières. Elle était vivante et naturelle pour tous. Pour la première fois, la monodie archaïque était abandonnée pour la polyphonie vocale, cela ne dura pas, mais il reste cette très belle musique proche de Monteverdi.
Les Tre Cori Sacri de Goffredo Petrassi, surtout connu pour son Coro di morti sur un texte de Giacomo Leopardi, sont une révélation et on se prend à regretter que ce compositeur ait été éclipsé par son ami et contemporain Luigi Dallapiccola, certes moins académique.
Le grand moment, du moins, pour juger de tout l’art dramatique du chœur les Éléments fut la plus longue pièce du concert, les Trois Fragments des Bacchantes, d’Alexandros Markeas compositeur passé par l’influence de la musique spectrale, et qui utilisant le mariage heureux de la musique modale et des micro-intervalles, donne un dramatisme certain, un aspect théâtral percutant, au texte d’Euripide. Des effets de souffle, de cri, de murmures inquiétants, nous rappellent que les chères Bacchantes déchirèrent Orphée, et sont proches des furies, des Érinyes. Les membres du chœur ont dû sans cesse faire appel à leur diapason pour suivre les sauts vocaux et d’intonation. Ce fut, du moins pour moi, le moment fort du concert.
Mais il y en eut bien d’autres, comme la musique de Lotti si émouvante, et le puissant Lamma Sabactani de Zad Moultaka avec ses effets diphoniques, ses souffles murmurés, ses montées vers l’aigu, qui entretiennent un mystère, au sens sacré du terme.
Joël Suhubiette a parfaitement su exploiter la très bonne acoustique de la chapelle d l’Hôtel – Dieu en créant des spatialisations sonores impressionnantes.
Le fondu des voix qui produit une seule onde musicale, une douce houle sonore avec une infinité de nuances, de dégradés de couleurs, fait penser à ce vers de Rimbaud :
Elle est retrouvée. Quoi ? L’éternité, c’est la mer allée avec le soleil.
La mer Méditerranée ouvre ainsi son livre, et ses chants, et les voix jaillies de la lumière, des chanteurs de l’ensemble Les Éléments, semblent glisser de la musique sur le sable de nos mémoires. On peut ressentir le poids des silences, des méditations murmurées ou proférées.
Méditerranée sacrée, sans doute, mais surtout mer des voix enfouies sous les vagues et qui nous reviennent par l’enchantement de la perfection vocale de l’ensemble Les Éléments, dirigé avec ferveur et simplicité par Joël Suhubiette.
Chanter, c’est prier deux fois (Augustin d’Hippone). Comme le dit le livret du magnifique cd Méditerranée Sacrée. Et ces chants, à la fois prières et bruits de la mer, nous « recentre vers l’essentiel », vers le mystère du sacré.
Il est émouvant de se trouver saisi au milieu des volutes d’un des tout premiers groupes choral de France, et qui lui ne fait jamais dans la facilité, contrairement à certains autres.
Gil Pressnitzer