Concert “Mahler“, suite, avec quelques pages à teneur pédagogique pour mieux appréhender ce pur joyau.
Hans Bethge (1876-1 946), docteur en philosophie, écrivain et poète vivant à Berlin, adapta une quarantaine de poèmes chinois des Vlllè et lXè siècles qu’il traduisit en allemand non à partir de leur langue originale mais de versions d’origine française, anglaise et allemande. Publié à Leipzig en 1907, le recueil de Bethge connut très rapidement un immense succès dans les pays germaniques.
Gustav Mahler sélectionne sept poèmes, réunissant les deux derniers dans le sixième mouvement.
1) “Das Trinklied vom Jammer der Erde » (Chanson à boire de la douleur de la Terre), d’après Li-Tai- Po. Mahler effectue quelques modifications, et supprime deux vers. Le poème évolue de la révolte suscitée par le vin à la conscience lucide du monde tel qu’il est: «Toi, homme, tu n’as pas cent ans pour jouir de toutes les vanités pourries de la terre!» Chacune des quatre strophes se conclut par le vers «sombre est la vie, sombre est la mort!»
2) “Der Einsame im Herbst“ (Le solitaire en automne), d’après Tchang-Tsi. Mahler ne modifie que très légèrement le poème. L’homme, seul face à lui même, pleure la mort prochaine de la nature en hiver. Mais à la fin du poèrne, il en espère le renouveau. 3)« Von der Jugend » (De la jeunesse, titre définitif de Mahler – titre original conforme à celui de Bethge: Le Pavillon de porcelaine), d’après Li-Tai-Po. lnfimes modifications du texte de la main de Mahler.-Sans doute le poème qui évoque le plus précisément le charme et les climats de la Chine, avec l’étang, son pavillon de porcelaine, le pont de jade, les habits de soie, le croissant de lune.
4) “Von der Schönheit“ (De la beauté titre de Mahler. Titre de Bethge: Sur ta rive), d’après Li-Tai-Po. Mahler réalise ici de profondes modifications dans le poème, qu’il allonge considérablement. Ce poème est contrasté, commençant dans Ia grâce, celle des jeunes filles cueillant sur la rive des fleurs de lotus, pour culminer dans le galop de fiers coursiers montés par de beaux jeunes gens, avant de retourner au tendre murmure des belles jeunes filles au regard plein du désir provoqué par l’apparition des cavaliers. lci aussi, I’ ambiance est celle de Ia Chine.
5) “Der Trunkene im Frühling » (L’homme ivre au printemps. titre de Mahler. Titre de Bethge: Le buveur au printemps), d’après Li-Tai-Po. Peu de modifications de Mahler. L’homme boit pour oublier sa peine. Son attention est soudain attirée par le chant d’un oiseau qui annonce la venue du printemps. Mais, « que m’importe le printemps, laissez- moi donc à mon ivresse!“
6) « Der Abschied » (L’Adieu »). Mahler regroupe dans ce lied deux poèmes du Vlllè siècle, signés de deux amis qui se rendent mutuellement hommage. Ces strophes évoquent l’éternel renouveau de la nature. Le premier poète attend I’ ami pour jouir avec lui des splendeurs du soir. Lorsque le second arrive enfin, c’est pour lui adresser un chant d’adieu. Elles inspirèrent à Mahler non seulement I’ une de ses pièces les plus poignantes, mais aussi quelques-uns de ses vers personnels les plus bouleversants, notamment les cinq derniers: « Mon coeur est paisible et attend son heure. Partout la terre bien-aimée refleurit au printemps et verdit à nouveau! Partout, et éternellement, éternellement des lueurs bleuâtres scintillent à I’ horizon. Eternellement… »
Description de l’oeuvre
« Le Chant de la Terre », une symphonie pour ténor et contralto (ou baryton) et orchestre (d’après La Flûte chinoise de H. Bethqe). Titre définitif attribué par Mahler au cours de l’hiver 1909-10. Publié à Vienne, chez Universal Edition.
Auteur: Gustav Mahler, né à Kalischt (Bohêrne) le 7 iuillet 1860 – mort à Vienne le 18 mai 1911.
Création: 20 novembre 1911. sous la direction de Bruno Walter. Création française: le 27 mai 1929 au Théâtre des Champs-Elysées (Paris), direction 0skar Fried.
Genre: premier modèle original de la fusion totale du lied et de la symphonie. Même si l’oeuvre n’appartient pas officiellement au catalogue symphonique du compositeur, Mahler a bien réalisé ici une « Symphonie pour voix et orchestre ».
Le Chant de la Terre exploite au maximum la technique de la variation continue, l’unité étant donnée par une cellule (la-sol-mi) qui parcourt I’oeuvre de bout en bout, transformée et variée à l’infini, et donne le sentiment d’une liberté absolue sur le plan tonal. Les six mouvements sont confiés alternativement au ténor (1-3- 5) et à l’alto (ou au baryton) (2-4-6). Malgré sa richesse, l’orchestre n’est exploité dans sa totalité qu’à de très rares occasions. Mahler utilise la variété de sa palette instrumentale uniquement pour jouer des couleurs et des timbres, donnant ainsi le sentiment d’une mouvance infinie, comme si l’orchestre était constitué d’innombrables personnages. (Parmi les instruments peu habituel dans un orchestre symphonique, on notera: 2 (!) harpes, célesta, mandoline, glockenspiel (clo- chettes), tam-tam.)
Quelques points de repère
I – « Allegro pesante » (Chanson à boire de la douleur de la terre -ténor) (tonalité initiale: la mineur. 3/4): le matériau thématique est exposé dès les mesures initiales. Le motif cyclique de la symphonie se présente pour la première fois dans sa forme originale aux violons. Le ténor fait son entrée à pleine voix. Les deux premières strophes du poème s’enchaînent presque sans interruptlon. La dernière est précédée d’un long interlude orchestral . Lorsque le chant réapparaît, le ton est plus rêveur et poétique. Mais, après la vision fantomatique du singe où la tension est à son comble, le morceau se conclut sur une couleur tragique. environ 8 mn
ll – « Un peu traînant » (Le solitaire en automne – contralto) (tonalité initiale: ré mineur. 3/2): dans ce mouvement lent de symphonie, la texture instrumentale est admirable de transparence, I’ orchestre étant traité comme un véritable ensemble de chambre, avec ses longues guirlandes de croches tenues dès le début par les violons et la magnifique cantilène du hautbois. La solitude de I’ homme est suggérée par la nudité des lignes et la stabilité du rythme. Le morceau se conclut dans un climat de sereine résignation. 9 mn
lll – « A l’aise, gai » (De la jeunesse -ténor) (tonalité initiale: si bémol majeur. 2/2): ce mouvement, le plus court du cycle, et les deux suivants peuvent être considérés soit comme faisant à eux tous office de scherzo, soit, pris séparément, d’intermèdes. Comme pour le lied n°4, l’orchestration de ce morceau est celle qui évoque le plus l’ Orient, alors que les structures prennent une forme d’arches. L’emploi du triangle dès la première mesure et les notes pointées apparaissant tout d’abord au cor soulignent la délicatesse des vers. 3 mn
IV- « Comodo. Dolcissimo » (0e la beauté -contralto) (tonalité initiale: sol majeur. 3/4): comme dans le lied n°3, I’ orchestration est réduite, mais l’abondance des bois, harpes, glockenspiel évoquent Ia préciosité de l’Orient. Pourtant, au centre du morceau, un mouvement de marche, vif, agité, Mahler exploite pour l’unique fois I’ orchestre dans sa toute puissance. A I’ entrée de l’ Allegro, le tuba basse fait sa seule et brève apparition. La soliste a ici une partie difficile, essentiellement dans la quatrième strophe, où elle doit chanter huit mesures en un seul souffle, alors que le rythme se fait de plus en plus tendu. Puis le lied, enfin pacifié, s’éteint doucement. environ 7 mn
V – « Allegro. Hardi mais pas trop vite » (tonalité initiale: la majeur. 4/4) (l’homme ivre au printemps -ténor): ici aussi, atmosphère orientale. Les strophes sont reliées entre elles par une ritournelle présentée dès I’ introduc- tion. Ce morceau est magnifiquement évocateur, « Dans ce morceau, écrivait le philosophe Adorno, la solitude de I’ homme s’exacerbe en une ivresse où le désespoir se mêle à l’exaltation, avec une absolue liberté, dans une région déjà voisine de la mort ». environ 4 mn
Vl – « Lourd » (tonalité initiale: ut mineur. 4/4) (L“Adieu » -contralto): les deux poèmes retenus (et complétés) par Mahler sont reliés entre eux par un immense interlude instrumental de caractère funèbre. Ce mouvement, tout comme l’Andante initial de la Neuvième, peut être considéré comme une symphonie à lui tout seul. Les premières mesures fixent l’atmosphère désolée qui va être celle du morceau entier, avec le tam-tam qui semble sonner le glas. Trois récitatifs libres ( accompagné par la flûte et les violoncelles) ponctuent les interventions de la soliste. Le grand thème du mouvement, le motif de la vie, est exposé aux violons immédiatement après le 2è récitatif libre (flûte, contrebasses). La marche funèbre (ut mineur) est à la fois accablée par la morosité, et un immense crescendo, cri de douleur et de mort (l’orchestre semble jouer une véritable mélodie continue de timbres sans cesse renouvelés). Le troisième récitatif, martelé au tam-tam introduit L“Adieu » proprement dit. Au son de la célesta et de la mandoline qui égrènent des arpèges cristallins, la voix reprend sept fois le mot « Ewig » (« éternellement »). La musique coule doucement vers le silence, comme I’ homme dans la solitude de la nature éternelle. L’auditeur est porté ici, en principe! au comble de l’émotion… environ 28 mn
Michel Grialou
vendredi 11 novembre 2011 – Halle aux Grains