Gustav Mahler, Troisième symphonie
Mahler, délices et orgue
La Troisième symphonie de Gustav Mahler est plus qu’une symphonie, elle est à elle seule une véritable cosmogonie, l’œuvre d’un démiurge. Il fallait pour trouver sa transcription à l’orgue un interprète transcripteur lui aussi démiurge et suffisamment fou pour se lancer dans ce pari impossible : faire entrer tout un univers en fusion dans un buffet d‘orgue. David Briggs, après avoir déjà transcrit pour orgue, les symphonies 5 et 6 de Mahler s’est lancé dans cette odyssée de l’espace et du temps.
Mais la troisième symphonie est d’une tout autre nature et les limites de l’exercice, ses trouvailles aussi, ses réussites souvent fulgurantes comme ses impasses, sont apparues lors de ce concert.
Le fait qu’il fut retransmis sur grand écran aura permis de suivre la virtuosité transcendante de l’organiste, en particulier son jeu de pédalier ahurissant.
Donc David Briggs a ajouté en quelque sorte aux six mouvements de cette symphonie, un septième qui pourrait s’intituler : Ce que me disent les tuyaux d’orgue !
Mais Mahler n’a pas une écriture d’organiste, contrairement à Bruckner facilement transposable sur cet instrument. Chez lui la science des timbres et des couleurs, de l’orchestre donc, compte autant que l’architecture, et la mise en aplats par l’orgue ne restitue qu’une partie de la richesse foisonnante de cette « symphonie-monde ». Et puis comment ne pas avoir à jamais dans l’oreille le son du cor de postillon ou de la voix d’alto, par exemple, si essentiels dans cette œuvre. Certes Mahler aimait l’orgue, qu’il employa dans le final de sa seconde symphonie et surtout dans sa huitième, et lui-même pratiquait des transcriptions pour piano de ses œuvres. Ses amis Schönberg, Zemlinsky, Casella auront aussi transcrit ses symphonies 6 et 7, son Chant de la terre, ses lieder pour orchestre. Mais la troisième symphonie est un autre continent, elle est un immense hymne panthéiste au réveil de la nature, de sa marche depuis le chaos jusqu’à l’élévation de l’amour.
« Toute nature y trouve une voix pour raconter quelque chose que l’on ne devine qu’en rêve… » écrivait Mahler. Cet univers de fleurs, d’animaux, d’amour et de nuits, emmêlés, est une expérience métaphysique. Tout cela explose dans cette œuvre symphonique, une des plus denses et touffues de la musique occidentale. Une des rares à s’interroger sur le devenir des choses et des êtres dans leur évolution. Mahler a longtemps voulu la nommer « Le gai savoir » d’après Nietzsche.
Cette musique va être la houle de la nature, avec ses bruits, sa fausse naïveté, ses collages, ses télescopages de sensations, son grand besoin d’éternité et de joie. Elle est prométhéenne, un défi aux dieux, par son ampleur et son incroyable dessein de vouloir créer un monde. Plus qu’une musique il s’agit d’une cosmogonie ! Elle semble un véritable hymne à l’évolution. « Et la terre éternellement refleurira » dira Mahler dans son Chant de la terre. Son panthéisme si fort ancré en lui jaillit ici comme une prolifération cellulaire.
« Ce n’est presque plus de la musique, ce ne sont pour ainsi dire que des bruits de la Nature. Cela donne le frisson de voir comment la vie se dégage progressivement de la matière inanimée et pétrifiée… jusqu’à ce qu’elle se différencie de degré en degré dans des formes d’évolution toujours plus élevées : les fleurs, les animaux, l’homme, jusqu’au royaume des esprits, jusqu’aux « anges ». » (Lettre de Mahler)
Presque deux heures de frémissements et d’extases parfois volcaniques, souvent païennes, de déluge sonore, peuvent-elles revivre dans la majesté parfois monotone d’un instrument liturgique ? Le grand Pan s’est-il réveillé dans la basilique de Saint-Sernin ? Ce fleuve-amazone de la musique occidentale peut-il se mettre en cage dans un instrument, fut-il le roi des instruments ?
La réponse est contrastée, car si par des miracles de registration, des couleurs variées, une virtuosité éblouissante, David Briggs nous captive et restitue un univers parallèle à celui de Mahler, il bute sur l’impossibilité à répandre la coulée de lave du premier mouvement de près de quarante minutes et qui demande, pour soutenir cette immense marche de création du monde, toute la palette d’un orchestre pour éviter de simples répétitions et rendre cette effervescence moléculaire qui donne de la chair au réveil de l’été. Le quatrième mouvement n’est pas un chant de la nuit sans la voix de l’alto et les soubassements graves de l’orchestre, et simplement quelques accords à l’orgue. Il manque toute la profondeur de l’éternité.
Les chœurs du cinquième mouvement et leur verdeur ironique sont gommés par la transcription.
Par contre le final, qui utilise d’ailleurs un choral et sa lente montée vers l’apothéose de l’amour, se prête bien mieux à cette transcription. Et les second et troisième mouvements, riches de trouvailles de timbres, d’intuitions savoureuses pour faire parler fleurs et oiseaux, sont de beaux moments musicaux. Et puis il est réjouissant de voir cette cathédrale païenne célébrée à Saint-Sernin !
La troisième symphonie de Mahler n’est pas soluble dans l’orgue, mais les passionnantes propositions de David Briggs, dans ce marathon incroyable, font de ce concert une expérience enrichissante, une adaptation stimulante.
Mais qui veut réellement approcher l’incroyable torrent de beautés de cette symphonie, clamée par un compositeur de 35 ans, devra retourner par exemple vers, ce qui est pour moi la plus belle approche, l’enregistrement de 1961 chez Harmonia Mundi de Charles Adler, élève de Mahler et son meilleur interprète dans cette œuvre. C’est par lui que cette symphonie s’est gravée en moi, mais au-delà de cette anecdote personnelle, cette version est celle aussi d’un démiurge, l’immense Charles Adler.
Gil Pressnitzer