Concert Halle Aux Grains du 8 juin 2011
Orchestre National du Capitole
Bruckner Huitième symphonie, Carl Nielsen concerto pour flûte
Le concert de l’Orchestre National du Capitole de Toulouse sous la direction du chef américain Joseph Swensen aura été un bien étrange concert, avec sa part de réserves et sa part d’émotions. Concert intriguant où la volonté affirmée du chef est de nous faire entendre une interprétation plus proche d’un mystère médiéval que d’un concert symphonique dans l’immense symphonie de Bruckner. Sa dernière à avoir été achevée, mais aussi la plus retravaillée. Devant de parti pris il est donc très difficile de pouvoir juger avec les critères de nos écoutes habituelles de la musique de Bruckner. Pas facile aussi d’accepter de se laisser ainsi prendre, enfermer, dans une sorte de messe un peu planante, souvent extatique, mais trop souvent immobile.
Il fallait oublier les Eugen Jochum, les Günter Wand, les Bernard Haitink qui ont tant modelé nos oreilles et nous ont tant fait aimer Bruckner. Car dans ce concert cela fut tout autre. Il se déroulait une oraison plus qu’un concert et le chef semblait vouloir donner un côté hypnotique à cette musique qui certes veut aller par paliers vers le ciel, mais qui avec ses lenteurs, ses répétitions, reste ancrée dans la chair du réel des profondes forêts germaniques.
Cette symphonie de Bruckner, la plus longue, la plus touffue est une vaste voûte gothique s’élevant par-dessus son dédicataire, l’empereur François-Joseph qui en finança l’impression, jusqu’aux cieux. En fait, Bruckner ne veut rendre compte qu’à Wagner et à Dieu. Il n’aspire qu’à être le « ménestrel de Dieu », simple et humble artisan du temps des cathédrales, avec la foi du charbonnier et le poids de l’organiste.
Après le succès inattendu de sa Septième Symphonie en 1884, Bruckner qui auparavant s’était résigné à l’anonymat viennois, trouve une nouvelle ardeur de moine-soldat qui va le pousser à l’assaut de ce monument. Il la voulait immense, et récapitulant tout son savoir, cette entreprise exaltée allait l’amener à côtoyer le suicide après plus de huit années d’incertitude, depuis les esquisses de 1884, à « l’achèvement » de 1887, jusqu’à la publication mutilée de 1892. Révisions et remords allaient encore l’accaparer pendant deux ans, nous privant de la fin de la Neuvième déjà bien avancée. Parti à 60 ans dans l’aventure de la Huitième, Bruckner en sort comme un vieillard. Totalement épuisé et hésitant, il eut la joie de l’entendre le 18 décembre 1892 à Vienne, sous la direction de Hans Richter, qu’il régala avec un paquet de bonbons !
Faible, il se laissa aller à de nombreuses coupes et modifications, qui font que des versions différentes existent. Swensen avait choisi la vieille version de Robert Haas, la plus longue, la plus judicieuse. Pour aller vers Bruckner et ses oraisons, il faut un passeur car cette symphonie est l’équivalent des icônes sacrées.
« C’est la dernière symphonie à contenu psychologique, à message, de la musique occidentale et qui se termine victorieusement » (Harry Halbreich)
On entre dans Bruckner comme on entre dans une forêt, à la fois avec peur et avec magie devant ses immenses pans d’ombre et de lumière, de taillis et de clairières, de piétinements et d’élancements. Cette symphonie se dresse comme autant de monolithes musicaux avec leurs pentes abruptes, leurs Îlots de naïveté, leur fourmillement de sons. Soleil et nuit profonde se mélangent dans cette abondante masse orchestrale d’où émergent les trémolos suppliants des violons et la certitude de cathédrale des cors. Le risque de s’y perdre est grand et la plupart des chefs sèment quantité de cailloux blancs. Pas Swensen qui choisit la non- interprétation et le retrait pour laisser la musique dérouler ses volutes.
Immobile quasiment, hiératique, Swensen déroule un tapis de ferveur, et semble absent de la conduite de l’orchestre. Pourtant il doit y avoir eu un travail de répétition sans doute important pour que sans indication visible l’orchestre soit en place et joue juste et bien, ce qu’il fit de fort belle façon. Enfin presque car quelques déséquilibres apparaissent. Ainsi entre les sons des violons par rapport au vents par exemple, alors que les cordes graves sont omniprésentes.
Pas de direction d’orchestre apparente mais une sorte de prière où juste le tempo est indiqué avec les deux mains tendues sans un regard pour les cordes, avec comme pour la 9ème de Mahler seulement une animation dans le final.
Si cela s’effondre pour la musique de Mahler, autrement plus riche et plus complexe que celle de Bruckner, cela tient le cap avec les grands blocs de Bruckner. Et Swensen semble dérouler une prière plutôt que vouloir diriger une symphonie. Ceci est un parti pris qui donne de la musique. Mais le manque de tension, d’agogique, de frémissement rend l’ensemble statique et les structures deviennent effacées.
Le premier mouvement, le moins réussi de la soirée, semblait s’étirer à l’infini avec une part de mystère absent. Le scherzo n’avait pas le côté paysan et terrien (Le pauvre Michaël) voulu par Bruckner dans un ländler pesant, mais les passages contrastés subjugués. L’adagio fut la quintessence de l’interprétation de Swensen. Lent, très, même trop, solennel, il est ici devenu un large fleuve presque étale. On y adhère ou pas, mais cela impressionne. Un mystère sacré semble se dérouler, même s’il nous dépasse.
Le final, enfin animé, qui récapitule et pose le toit de l’édifice final, se veut « l’envol vers les cieux » que voulait Bruckner.
À un musicien de l’orchestre auprès duquel nous exprimions notre interrogation devant cette conception de l’œuvre et cette sorte de retrait du chef d’orchestre auprès de ses musiciens il nous fut répondu : « Certes il ne dirige pas, mais lui, il fait de la musique ! »
Étrange concert donc qui avait commencé avec Emmanuel Pahud et sa superbe sonorité d’elfe dans le concerto pour flûte de Carl Nielsen, qu’il a d’ailleurs magnifiquement enregistré. Ce concerto tardif dans l’œuvre du compositeur danois, est surprenant car intemporel, avec sa forme fort classique et tonale, pourtant écrit en 1926 alors que la deuxième école de Vienne fleurissait.
Dans cette œuvre sans prétention exagérée, mais chaleureuse, il faut noter les dialogues superbes entre timbales et flûte, entre clarinette et flûte, et un finale de moindre tenue.
Une variation de Johan Quantz (1697-1773) grand maître en flûte traversière, et musicien attitré de Frédéric II de Prusse, flûtiste lui aussi. nous était offert en bis par Pahud. C’était la caresse de l’air avant la plongée dans les forêts de Bruckner, le passage la lumière au clair-obscur.
Gil Pressnitzer