Quand on a eu vingt ans en 1968 et qu’on a fondé sa compagnie de théâtre dans l’effervescence qui a suivi cette année-là, il fallait au moins se placer sous les libres auspices d’un poète surréaliste pour lui trouver un nom : c’est en effet en référence à Max Jacob que Jean-Pierre Armand auteur et metteur en scène a baptisé le Cornet à dés, compagnie qui fêtera en 2018 un demi-siècle de créations. A l’honneur dans divers lieux de Toulouse le triptyque formé par ses dernières propositions autour des figures inoubliables de Camille Claudel, Olympe de Gouges et Toulouse-Lautrec.
Rencontre.
Premiers déclics
JPA : « J’ai créé ma compagnie dans la foulée de mai 1968. Titrer « le Cornet à dés, c’était pour moi sortir de l’institution et aspirer à un théâtre novateur, aléatoire, basé sur le risque, l’imprévu. J’ai monté un premier spectacle au Théâtre Sorano, remarqué par Maurice Sarrazin, puis je suis parti à Amsterdam où j’ai vécu un an et découvert ce qui allait vraiment pour moi devenir le théâtre, le Living-théâtre, Leonard Frank, Eugenio Barba, Strehler, les travaux de Grotowski que j’ai côtoyé, Benedetto, le Bread and Puppet, etc. J’ai connu ces gens-là et quand je suis rentré à Toulouse en comparaison, c’était bien différent ! Dans le théâtre traditionnel on avait des mises en scène bien léchées, des décors bien plantés, des personnages trop incarnés : j’aspirai à l’inverse ! Le théâtre devait permettre au contraire aux acteurs de se révéler physiquement et psychiquement, d’incarner son propre corps, ses propres fantasmes. J’ai alors écrit et mis en scène La mer à boire qui contenait des images très fortes, une sorte de story-board fantasmatique qui a beaucoup surpris à l’époque. Mais au théâtre c’est le public qui juge et qui a raison ».
Un peu d’histoire…
« En 1967 à Toulouse, René Gouzenne fondait la Cave poésie, Paul Berger le Théâtre du Pavé, Jean-Claude Bastos, Jean-Pierre Beauredon suivaient avec leurs propres lieux et compagnies, puis au printemps 1968 ce fut au tour de Michel Mathieu avec le Théâtre de l’acte et le 1er novembre de la même année le Cornet à dés naissait. C’est donc l’une des plus anciennes compagnies du théâtre indépendant toulousain. Nous venons de créer le deuxième volet de Lumières du corps d’après Novarina, qui fait suite au premier volet créé en 2008. En tout nous avons 50 créations originales à notre actif dont 5 trilogies : la première sur l’œuvre peint de Francisco Goya, puis un triptyque inspiré de l’œuvre de Jérôme Bosch le Jardin des délices. On a créé les deux « épisodes » suivants La nef des fous et Le déluge dans des lieux religieux, le Temple du Salin, la chapelle des Carmélites, l’ancienne église de Saint Pierre des Cuisines. J’ai toujours été hanté par les lieux religieux, qui confinent le sacré et le profane, il y a là une ambigüité qui m’excite énormément ».
Images primales
« Quand je parle d’ambiguïté, j’entends, la présentation au même moment de deux contradictions qui pour être paradoxales n’en sont pas pour autant obscures. L’ambiguïté est claire. Et elle amène des images qui nourrissent la dramaturgie. De mon point de vue au théâtre, la plus grande des qualités c’est l’image. Car c’est ce que le public reçoit en premier. Pour moi, le comédien doit s’ouvrir, ne pas incarner un rôle ou un personnage, mais se fondre dans l’imagerie conçue par le dramaturge. Quand l’image peut aussi bien dire que le texte, je préfère l’image. J’écris mes spectacles en commençant par un story-board, des images, des visions qui dessinent d’abord la dramaturgie puis la scénographie et enfin la mise en scène. Il doit y avoir une grande cohérence entre les étapes et une réelle sincérité dans l’utilisation de l’imagerie. Avec le recul, je réalise que plus l’acteur est authentique plus le spectateur est touché. C’est une confession à l’état pur.
Le théâtre comme une expérience
Bruno Wagner qui travaille avec moi, crée des images vidéo captées, animées, inscrites dans le décor. Ses images sont incorporées dans la mise en scène, elles ne sont pas seulement des illustrations du propos. Elles participent à l’ambiguïté, elles la cultivent. L’intérêt est de montrer la rencontre fortuite entre une imagerie subjective et un texte singulier découvrant la vérité des êtres. C’est pour cela que je cherche du côté des auteurs contemporains ou des sujets qui sentent autant le soufre que l’encens. Goya, Bosch, Michaux, Novarina, Claude Louis-Combet et depuis 2010 des figures fortes comme celles de Camille Claudel ou Olympe de Gouges. J’écris, j’essaie de dire comment ces figures vivent en moi, les réminiscences qu’elles font resurgir, les interdits qu’elles soulèvent. J’ai longtemps exercé l’ostéopathie et je sais que nous en avons tous, bien ancrés en nous.
Trilogies et biopics
J’ai toujours été adepte des trilogies. Et des monologues. La trilogie c’est s’offrir la possibilité de creuser une écriture, d’aller au fond d’un auteur. Joë Bousquet disait « Les livres des autres ont percé le mien jusqu’aux os ! ». Et les biopics, c’est pouvoir creuser un personnage, rétablir la vérité sur lui comme dans le cas de Camille Claudel ou d’Olympe de Gouges et de remettre les pendules à l’heure. Ou le faire apparaître dans toute sa complexité, comme pour Toulouse-Lautrec. Je fais un gros travail de documentation, je suis très méticuleux sur mes sources, internet est une mine et j’ai un petit penchant pour l’histoire. Ce qui m’intéresse c’est fouiller, découvrir, aller rencontrer des historiens, croiser les interprétations et les avis. Ce qui me motive, c’est de rendre à mes sujets leur singularité, je suis en totale empathie avec eux. Et j’ai envie d’en faire un théâtre qui soit à la fois critique et politique, pas un théâtre de consensus.
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Figures fortes bons comédiens
Nous travaillons actuellement à la diffusion de ces trois créations : Camille Claudel l’interdite a beaucoup tourné depuis sa création en 2010, au festival d’Avignon en 2012 et 2014, et tourne encore, avec une nouvelle comédienne dans le rôle titre. Actuellement Noémie Larroque qui interprète également Le rôle de Olympe de Gouges, tandis que Marc Compozieux joue L’autre Lautrec. Dans ces trois monologues, dominent des personnages que j’essaie à ma façon de réhabiliter, c’est particulièrement vrai de Camille Claudel, enfermée trente ans en asile psychiatrique par sa famille, injustement. On se souvient tous d’abord de l’histoire de sa vie, avant de découvrir son œuvre. C’est un spectacle basé sur des textes de Camille Claudel, de son frère Paul, des lettres et des textes que j’ai écrits. Où priment le visuel, et la présence de l’actrice se fondant dans les sculptures de Camille.
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Vérités et convictions
De la même façon, le travail sur Olympe de Gouges (2012) est une façon de rendre de la complexité à une figure dont on n’a retenu que les plus fameux engagements féministes, mais qui est aussi une des seules femmes à avoir tenu tête à Robespierre ! Une femme de convictions. Et de plaisirs aussi. Parallèlement, nous en avons fait une deuxième version, plus courte pour les scolaires, qui entre dans le Parcours laïque et citoyen du Conseil départemental de la Haute-Garonne. Quant à Lautrec (2015), j’ai écrit d’abord par amour pour ses tableaux, avant de rencontrer son petit-neveu et biographe Charles de Rodat qui m’a aidé à déconstruire les clichés autour de ce peintre si attachant, acteur et spectateur de son époque. On a tenté de percevoir Toulouse-Lautrec comme en lui-même, vu de l’intérieur. Il exprime d’ailleurs très bien ce qui pourrait s’appliquer à mon théâtre : que la création artistique n’a pas besoin d’être léchée, peaufinée, fignolée. Que le travail acharné doit surtout aboutir à réussir à dire ce qu’on sent le plus fort.
Propos recueillis par Cécile Brochard
Site : www.theatrecornetades.com
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