C’était une belle soirée de printemps pour un concert exceptionnel en la Cathédrale Saint Etienne, même s’il faisait meilleur dehors que dedans, et s’il valait mieux n’avoir pas oublié sa petite laine : en effet, la disposition de la scène à l’intersection de la nef raymondine et de celle de Bertrand de L’Isle, sous le pilier où repose Monsieur Riquet (décidemment aux premières loges cette saison après le beau concert de Jan Garbarek et du Hilliard Ensemble) est propice aux courants d’air ; mais elle est surtout idéale pour l’acoustique.
C’est toujours avec émotion que je m’assois dans ce grand vaisseau de pierre à double coque où j’ai été enfant de chœur du temps où le géant piémontais Gabriel-Marie Garonne était archevêque ; où, sidéré par la hauteur de la voûte au-dessus de ma tête, je chantais en latin pour le plaisir de chanter. Et où ma grand-mère Eugènie venait me faire réciter à voix basse les vers de Lamartine :
Ô toi qui fis lever cette seconde aurore,
Dont un second chaos vit l’harmonie éclore,
Parole qui portais, avec la vérité,
Justice et tolérance, amour et liberté !
Règne à jamais, ô Christ, sur la raison humaine,
Et de l’homme à son Dieu sois la divine chaîne !
Illumine sans fin de tes feux éclatants
Les siècles endormis dans le berceau des temps !
Et que ton nom, légué pour unique héritage,
De la mère à l’enfant descende d’âge en âge,
Tant que l’oeil dans la nuit aura soif de clarté,
Et le coeur d’espérance et d’immortalité !
L’Introit de la Messe des morts de Jean Gilles à l’honneur ce soir est mon Requiem préféré (avant même celui de Fauré pour lequel j’ai une tendresse particulière) et j’espère en entendre des extraits le jour de mes obsèques ; dans cette nef raymondine et dans la version des Passions, bien sûr.
Après les derniers rayons de soleil, les projecteurs bleus et violets sont venus donner leurs couleurs nocturnes aux chapiteaux de pierre : cette coloration en demi-teinte sied bien à la direction de Jean-Marc Andrieu qui sait mieux que personne éclairer les climats contrastés.
Je laisserai aux éminents confères qui m’entouraient les précisions techniques concernant Gilles, dit de Tarascon, où il est né le 8 janvier 1668 et mort à Toulouse le 5 février 1705. Je dirai simplement qu’il était résolument méridional (après des débuts à Aix-en-Provence, Agde et Avignon, il devint Maître de Musique de la cathédrale Saint-Étienne à Toulouse en 1697 où il resta jusqu’à sa mort) et que s’il avait vécu plus longtemps (37 ans seulement !), il aurait pu faire une carrière comparable à ses contemporains aujourd’hui internationalement connus : car moins reconnu et sans la jubilation sensuelle de Rameau, il est moins sombre que Charpentier, plus intériorisé que Delalande, me semble-t-il.
Mais grâce à la passion (c’est le cas de le dire) et à la grande science musicale de Jean-Marc Andrieu, il ne sera plus réservé aux seuls esthètes de déguster sa musique. Depuis 2008, le chef d’orchestre de l’orchestre Les Passions a embarqué son Orchestre baroque et le chœur de chambre Les Eléments de Joël Suhubiette dans une aventure musicale ambitieuse : redécouvrir et faire redécouvrir l’œuvre du compositeur toulousain. Deux publications discographiques par Ligia Digital (distribution Harmonia Mundi), le Requiem ou Messe des Morts en 2008 et les Lamentations en 2009 ont déjà mis à l’honneur son esthétique singulière. Mais il restait le Te Deum et la Messe en ré, probablement conçus par rapport à l’acoustique spécifique de cette double nef à cheval entre le roman et le gothique : le lieu de cette première représentation n’avait donc pas été choisi au hasard, dans cette cathédrale où officia, vécu et mourut le compositeur, pour donner à entendre troisième et dernier volet de la Trilogie.
Même s’il fut interprété en second, commençons par le Te Deum créé en 1698, commande royale à l’occasion du traité de paix de Ryswick entre la France et une coalition européenne menée par les Pays-Bas. Comme la plupart de ses contemporains, Jean Gilles devait avoir conscience de la fragilité de cette paix : l’inquiétude d’une entre deux-guerres transparait malgré l’apparente légèreté. J’ai apprécié les belles parties des solistes (dessus, taille, haute-contre, basse en particulier) et du Chœur de Chambre (même si les attaques d’une des sopranos étaient un peu hardies pour nos oreilles profanes). J’ai ressenti également une légère baisse de tension chez les choristes, bien compréhensible après l’intensité de la première partie.
Mais je suis resté sidéré par La Messe en ré majeur, une œuvre inédite, jamais enregistrée sur laquelle Jean-Marc Andrieu a beaucoup travaillé en Bibliothèque, mais aussi à sa table de travail, arrangeant certaines parties, allégeant d’autres ; et ajoutant une reprise du final Dona nobis pacem qui manquait, si je ne me trompe. La forme classique imposée est traversée de ces fulgurances dans lesquelles excellent cet Orchestre Baroque de Montauban qui méritait bien un bravissimo. On s’est plu à imaginer le Christ pantocrator en majesté qui l’a sans doute inspiré, rayonnant sur son trône de nuages ressemblant peut-être à celui de l’Eglise byzantine de Torcello, dans la lagune de Venise ; mais surtout pas à un justicier, vengeur, inquisiteur. C’était bien lui, ce fou, cet insensé sublime…
Cet Icare oublié qui remontait les cieux,
Ce Phaéton perdu sous la foudre des dieux,
Ce bel Atys meurtri que Cybèle ranime !
(Gérard de Nerval)
Jean Gilles nous parle fortement par sa foi lumineuse et sa musique apaisée, celle de notre enfance.
Et quand l’autel brisé que la foule abandonne
S’écroulerait sur moi !… temple que je chéris,
Temple où j’ai tout reçu, temple où j’ai tout appris,
J’embrasserais encor ta dernière colonne,
Dussé-je être écrasé sous tes sacrés débris !
(Alphonse de Lamartine)
Et je me suis dit que cette musique devrait plaire à un auditoire plus large, même de non-croyants, ou de mécréants qui ne mettent jamais le pied dans une église.
En tout cas, cette Messe en Ré restera, pour le nombreux public de ce soir de printemps (presque 500 personnes !) comme pour moi, une révélation magnifiée par la direction éclairée et enlevée de Jean-Marc Andrieu ; dont on se demande maintenant quelles surprises il nous réserve encore. Mais ce bougre de bonhomme, dont l’éclectisme n’est pas la moindre des qualités, est capable de nous surprendre crescendo. Je suis sûr en tout cas qu’il continuera à pouvoir dire :
Je suis vraiment heureux quand les auditeurs vont dire : on a vibré, vous nous avez fait voyager, vous nous avez transporté, on s’est senti plus léger. C’est peut-être prétentieux de dire cela, mais nous faisons tout ce qu’on peut pour faire oublier les vicissitudes de l’existence.
Grazie molto Monsieur Andrieu !
Elrik Fabre-Maigné
3 mai 2012
Signalons qu’avant sa publication, ce troisième volet donnera lieu à un autre concert le 26 août à 21h à l’Abbatiale Saint-Robert dans le cadre du Festival de Lachaise-Dieu ; qu’enregistré par France Musique, il constituera le Concert de l’après-midi du mercredi 23 mai (à 14h).
Sans oublier que ce concert était aussi l’une des Rencontres de Musiques anciennes, concoctées par Emmanuel Gaillard et organisées par Odyssud, qui sont l’un des grands moments incontournables de nos saisons musicales toulousaines et qu’il ne faut manquer sous aucun prétexte : que Dieu nous prêt longue vie pour les déguster encore !