Concert Thierry Huillet aux Arts Renaissants, Salon rouge des Augustins le mardi 24 avril 2012
Le compositeur et grand pianiste Thierry Huillet se fait plutôt rare en solo, car le duo magistral qu’il forme autant à la ville qu’au concert avec Clara Cernat, violoniste et altiste exaltante, occupe une grande place dans son emploi du temps.
Enfin il nous est donné de l’entendre dans un programme centré sur la musique française avec un invité spécial, le plus français des compositeurs espagnols, Isaac Albéniz, qu’admirait Debussy disant de lui « qu’il jetait sa musique par la fenêtre », tant elle était débordante de richesse, ou après avoir entendu Iberia que « les yeux se ferment comme éblouis d’avoir contemplé trop d’images ».
Et pour clore son récital, Thierry Huillet ne s’attaque pas moins qu’à une montagne pianistique qui depuis Samson François et Martha Argerich n’a pas trouvé tant d’interprètes triomphants.
Bien entendu Thierry Huillet possède tous les moyens techniques adéquats, mais cela serait insuffisant s’il n’avait en lui cette grâce poétique qui le fait marcher sur l’eau. Il survole les touches, fait émerger les subtilités les plus légères, sait marquer l’humour et la force dynamique des pièces plus vives. L’immense qualité de son toucher, sa vision d’ensemble d’une œuvre que lui assure son talent de compositeur, lui donne ce pouvoir de faire se lever les brouillards indéfinis ou retentir mes feux d’artifice, les pas d’une ondine ou les maléfices du démon Scarbo.
Mais la magie la plus pénétrante est apparue dans le deuxième livre des Préludes de Claude Debussy.
Les 24 préludes de Debussy composés entre 1909 et 1913, ne sont pas des tableaux descriptifs, mais des invitations au voyage, à la rêverie. D’ailleurs Debussy n’en donne les titres soigneusement choisis qu’à la fin du morceau et en petit en plus. L’atmosphère suggérée doit d’abord être ressentie par ces notes qui cheminent dans la mémoire buissonnière de la nature, dans les harmonies rares comme autant d’élixirs mijotés en alchimiste. Le titre doit ensuite simplement nous indiquer par quelle imagination nous avons marché doucement.
Ces douze pièces qui magistralement mélangent la fascination de la lenteur et de l’envoûtement, la légèreté des elfes, la mobilité enfantine de l’humour, demandent de pouvoir rendre tout cela, en les reliant entre eux. Thierry Huillet entre à pas de neige dans Brouillards, se fait tendre et mélancolique dans Feuilles mortes, Canope ou La terrasse. Et il sait malicieusement faire s’animer les Fées, les Tierces, les parodies anglaises. Tout en lui est fluidité, caresses, âme d’enfant, il est un véritable ondin dont les mains ne touchent plus terre. Quelle beauté de son et de suggestion ! Plus proche de Gieseking que Bavouzet, il sait restituer toutes les comptines des rêves. Les deux sommets de fascination auront été Brouillards et l’extraordinaire Feux d’artifice si cher à Sviatoslav Richter.
Rarement une telle exécution de ces Préludes aura été autant magique, et du coup le concert du lendemain par de remarquables spécialistes a paru terne par rapport à cet enchantement, il est vrai dans des pièces plus secondaires sauf En Blanc et Noir. Thierry Huillet a joué ensuite Asturias d’Albéniz, avec dynamisme et virtuosité. Est-ce le fait d’avoir la version guitare dans l’oreille, toujours est-il que l’Espagne semblait loin alors.
Juste l’ombre d’une image est la composition de Thierry Huillet commande du pianiste italien Maurizio Baglini. Employant des effets propres à Debussy elle est destinée à être jouée entre les deux livres d’Images de Debussy. C’est à la fois un hommage et une mise à nue des effets de composition de Debussy. Toujours avec tendresse et vénération, mais « avec le confort moderne » comme aurait dit Debussy.
Et vint Gaspard de la nuit, monument intimidant du piano fait par Ravel loin d’être un pianiste virtuose, mais qui voulait pousser le piano à ses limites tout en restituant poésie et angoisse. Thierry Huillet a voulu lire, avant chacun de ces tableaux musicaux, le poème correspondant d’Aloysius Bertrand qui l’a inspiré, et qu’il trouve pour sa part magnifique. Hélas ils ont bien vieillis, et la lecture un peu emphatique ne les sauve point, la musique de Ravel si.
Ondine ne fut pas que les notes légères et cristallines, que l’on entend souvent, mais une intense plainte amoureuse, et le départ blessé de la fée nous vaut un crescendo fabuleux. Le Gibet, aura un peu manqué de la panique obsessionnelle du glas, trop retenu, et qui doit nous faire penser à du François Villon ( Frères humains…). Et vint Scarbo, diabolique à souhait, mais que Thierry Huillet rend douloureux. Comme dans Nosferatu de Murnau on se prend de pitié pour ce nain monstrueux. Il y a du désespoir dans la conception de Thierry Huillet, presque une empathie. Pour sortir de ces cauchemards Thierry Huillet, avec humour nous a offert deux des Sept Haïkus qu’il a composés. Un texte noté par Serge Chauzy résume l’évanescence comme fleurs de cerisiers tombant par terre sous le vent : « La nuit s’approfondit/dans l’eau des rivières/la voie lactée ».
Nous savions pour beaucoup que Thierry Huillet était un grand pianiste, ce concert l’aura révélé grand poète.
Gil Pressnitzer