Lettre au père de Franz Kafka, Théâtre National de Toulouse
Mise en scène : Jean-Yves Ruf
Avec Jean-Quentin Châtelain
Franz Kafka fut un être empli de culpabilité, de doutes et d’absence, et de confiance en soi. Aussi il demanda à son ami Max Brod, en lui faisant jurer cela, de détruire l’intégralité de ses écrits après sa mort en juin 1924 à 41 ans. Aurait-il vécu 18 ans de plus qu’il serait mort gazé à Auschwitz comme sa dernière fiancée Milena.
Si on peut remercier Max Brod, découvreur également de Leos Janacek, d’avoir trahi son serment et de nous avoir fait connaître cet immense écrivain praguois de langue allemande dont l’ombre noire ne finit pas de planer sur la littérature, un certain malaise est ressenti quand fut publiée, en 1952, une lettre intime de Kafka à son père, qui depuis a fait le bonheur des psychanalystes, et d’ailleurs Freud régnait déjà puissamment à quelques kilomètres de là à Vienne. On frise l’indécence et le voyeurisme, mais en même temps on plonge dans les ressorts intimes de Kafka et de sa crainte de n’être rien devant un monde tout puissant, justice, Dieu, ou son père. Lui petit fonctionnaire, obscur juriste dans une compagnie d’assurance, qui ne vivait vraiment que la nuit en écrivant ses angoisses et ses tourments dans des nouvelles ou des romans.
Cinquante pages seulement constituent cette véritable lettre d’accusation de Franz Kafka alors âgé de 36 ans qu’il adresse à son père en 1919. Mais plus que cela, c’est en fait un bilan lucide et sans fard de sa vie, qu’il lui semble obscurci par l’ombre maléfique de son père, et de ses fuites innombrables, devant la vie, devant le mariage. Ce père ne lira jamais cette lettre qu’il n’aurait pu d’ailleurs pu comprendre, emmuré dans ses certitudes.
À son amie, à qui il confie cette lettre, il dit :
Je t’enverrai demain ma lettre au père. Garde-la bien, il se pourrait que je veuille tout de même la lui donner un jour. Ne la laisse lire si possible à personne. Et, en la lisant, comprends toutes les ruses d’avocat. C’est une lettre d’avocat. Et n’oublie jamais ton grand Malgré tout. » Il la remet finalement à sa mère pour qu’elle la fasse suivre, mais celle-ci l’a détruit sans la montrer à son mari.
Ce dialogue qui n’avait jamais pu avoir lieu se fait par écrit, car le père semble avoir tué la parole du fils. Ce Père-ogre que Franz voudrait tant aimer. Il se sait déjà atteint de la tuberculose.
« Très cher père, Tu m’as demandé récemment pourquoi je prétends avoir peur de toi. Comme d’habitude, je n’ai rien su te répondre… » ?
Ceci sera donc la réponse.
Il s’agit d’une plongée dans ses peurs d’enfants : la peur de l’échec scolaire, la peur de la nuit quand il est enfermé en chemise de nuit sur la véranda pour avoir osé demander de l’eau, les rituels des repas avec des lois d’asservissement faites que pour lui, une éducation religieuse en pointillé…
J’étais constamment plongé dans la honte, car, ou bien j’obéissais à tes ordres et c’était honteux puisqu’ils n’étaient valables que pour moi; ou bien je te défiais et c’était encore honteux, car comment pouvais-je me permettre de te défier! … ou bien je ne pouvais pas obéir parce que je ne possédais ni ta force, ni ton appétit, ni ton adresse – et c’était là en vérité la pire des hontes. C’est ainsi que se mouvaient, non pas les réflexions, mais les sentiments de l’enfant.
Il s’agit d’une tentative de dissiper les murs d’incompréhensions accumulées avec ce père rigide, qui s’oppose à ce moment à son projet de mariage avec Julie Wohryzek. Mariage plus pour fuir que pour aimer. D’ailleurs Franz Kafka, souvent fiancé ne pourra jamais se marier, comme sujet à une malédiction, celle d’un enfant blessé, jamais vraiment adulte, et écrasé par le remords et l’image du Dieu-Père, sans tendresse ni amour. Ce père qui le menaçait de le briser « comme un poisson », l’aura effrayé, anéanti, et en tout cas. Ni dans les mots, ni dans le judaïsme, et d’ailleurs la nouvelle traduction, par ailleurs intéressante, emploie sans arrêt et faussement, le mot temple au lieu de synagogue.
Ce père, « l’ultime instance », ne lui aura jamais parlé autrement que pour lui instiller « ce sentiment de nullité qui s’empare si souvent de moi » comme le dit Franz. Ce père ombre immense qui lui masque le soleil de la vie: Car j’étais déjà écrasé par la simple existence de ton corps.
Mais Kafka semble porter sur lui l’entière faute de cette non-relation qu’il évoque dans cette lettre désespérée adressée à son père. Il tente, en vain, de comprendre leur relation enchevêtrée entre admiration et répulsion, peur et désir d’amour, respect pour le sens du commerce du père et mépris pour sa façon de traiter ses employés. Alors s’édifie peu à peu un réquisitoire jamais remis à son destinataire. Ce besoin pathétique de ne pas être cette nullité que fait de lui son père, donne bien des clefs sur Franz Kafka, et permet de relire son œuvre au travers de ce prisme.
Mais cela ne fait pas, surtout pas une pièce de théâtre. Un metteur en scène suisse l’a osé, Jean-Yves Ruf. Il dit pourquoi ainsi :
J’ai lu la Lettre au père il y a plus de dix ans, et j’ai reçu ce texte en pleine figure. Depuis, il est resté dans mes pensées comme une mélodie lancinante qu’on ne peut s’empêcher d’entendre de loin en loin… C’est aussi bien une déclaration d’amour, un appel au secours, une volonté d’apaisement, qu’une déclaration de guerre, un long et terrible réquisitoire. (…)
Si ce texte nous touche autant, c’est sans doute qu’il dépasse de loin l’ordre du privé, et qu’il touche et ébranle nos structures profondes. C’est un texte sur la survie mentale de l’individu, sur sa construction vitale.
Dans un décor minimaliste, quelques bancs, deux projecteurs, mais surtout une pénombre presque constante il fait non pas lire cette lettre, mais dite par un comédien exceptionnel, Jean-Quentin Châtelain qui va osciller entre la lumière et l’ombre. Cet acteur habite et les mots et la scène, allant comme une bête en cage sur le plateau, prenant parfois appui sur un banc, et toujours sur le texte. Il marche e et marche, accentuant certains mots, s’effaçant devant d’autres, il est l’incarnation douloureuse de ce monologue dans le vide. Pas un cri, pas de grands gestes, juste une déambulation dans nos profondeurs intérieures, et Kafka semble alors s’écrire à lui-même.
Les doutes, les remarques assassines parfois, le désespoir aussi omniprésent, l’introspection, l’enfant toujours là broyé par une éducation rigide et mensongère, tout cela Jean-Quentin Châtelain, le fait vivre intensément. Ce qui n’est pas et ne pourra jamais être du théâtre, nous sidère et nous émeut. Cette obstination du fils rejeté, méprisé, a vouloir comprendre, à vouloir jeter un lien, est rendue par ses déambulations, ses silences. Et d’ailleurs, c’est un mystère qui se déroule. Celui de l’inaptitude à vivre. Jean-Quentin Châtelain sait rendre les blessures, les hésitations, les remontées de terreur de l’enfance. En un peu plus d’une heure, une mise à nue poignante, une plongée implacable dans le mal-être existentiel, sont livrées sans aucun effet pouvant en voiler le contenu. La prestation de l’acteur s’est épurée de plus en plus, et maintenant il ne reste que l’essentiel.
« Pas de réplique! » assenait le père castrateur, cette lettre est la réplique, et le comédien habité, halluciné par les mots de Kafka, qui deviennent sa chair et ses mots à lui, fait frissonner sur un plateau nu tous les non-dits des êtres. La présence physique, émouvante de Jean-Quentin Châtelain confine au tragique parfois. Ses alternances de rage et d’effondrement , ses hésitations palpables, font vivre la lettre envoyée et jamais lue. Et il touche à l’universel des rapports fils-père, au-delà du cas de Monsieur K.
Pour cela il refuse toute mise en avant, toute virtuosité : il est humble et profond et l’on dirait que pas à pas le théâtre s’invente au fur et à mesure.
Un metteur en scène et un comédien qui habillent de chair et de vibration une confession difficile, et restituent simplement sur un plateau vide, sincèrement, directement ces mots insondables, après tout ce doit être cela la magie théâtrale.
Et la fin qui s’éteint sur un simple murmure, sur ces mots : «quelque chose de si voisin de la vérité que cela peut nous apaiser un peu tous les deux et nous rendre plus facile de vivre et de mourir», contredit justement le faux espoir, anéantit toute illusion de combler l’abîme entre le fils et le père.
Gil Pressnitzer