Réflexions futiles, choses vues et souvenirs inspirés par la ville et ceux que l’on y croise.
À Beyrouth, lors d’un dîner au restaurant Luigi, j’assiste à des retrouvailles entre une Toulousaine et deux amis libanais – Sandro et Alain – ayant séjourné dans notre ville à la fin des années quatre-vingt quand leur pays était toujours le théâtre de la longue guerre (1975-1990) qui l’ensanglanta. Je suis une sorte de passager clandestin, ému par procuration. Près d’un quart de siècle s’est écoulé depuis leur dernière rencontre. Les conversations reprennent, des souvenirs remontent, des noms servent de mots de passe. Étrange sensation que d’entendre Sandro et Alain évoquer notamment la rue Romiguières, l’avenue Dewoitine ou la rue des Chalets, à des milliers de kilomètres de Toulouse. Alors jeune homme, Sandro travailla comme serveur à la brasserie Capoul. À cette époque, je fréquentais l’établissement et peut-être nous sommes-nous croisés… Le dîner, servi dans l’établissement que tient Sandro, est délicieux et copieux, généreusement arrosé de bouteilles de rouge du domaine Ixsir (cuvée Altitudes) qui aident à réveiller les souvenirs. Les gens sont plus gentils quand ils sont en nostalgie, disait un écrivain cher à mon cœur et trop tôt disparu. C’est vrai. Les nostalgiques sont pacifiques, tendres, sensibles, aimables dans tous les sens du terme. Alain, Sandro et les leurs ont dû quitter le Liban à de nombreuses reprises durant les années terribles : France, Arabie, Espagne, Canada…
Ces anciens exilés ont la douceur un peu lasse et le regard aiguisé de ceux qui ont déjà beaucoup vécu. Une anecdote anime la table. Un jour, au début des années quatre-vingt-dix, alors que le Liban avait enfin renoué avec la paix, Sandro avait décidé presque sur un coup de tête de rentrer au pays au volant de sa Fiat Punto… Mais la traversée des Balkans sur voie terrestre s’avéra plus périlleuse que prévue – la Yougoslavie ayant à son tour cédé au poison de la guerre civile – et le sémillant voyageur dut se résoudre à embarquer sur un bateau afin de retrouver Beyrouth. L’alcool aidant, je crois déceler dans les saillies des convives des phrases qui me semblent avoir valeur d’aphorismes comme « Ce qui devait être fait a été fait. » Je n’ai pas oublié non plus ce « Et nous, on est là… » lâché dans un sourire dissipant un voile de mélancolie. Évidemment, le principal invité de ce dîner était le temps : cette grosse chose invisible qui nous entoure et qui nous accompagne jusqu’au dernier souffle.
Manière de prolonger ce séjour libanais, le vendredi 18 mai, nous apportons une bouteille d’Arak Brun du domaine des Tourelles au Tire-Bouchon de la place Dupuy à l’heure de l’apéro. Rodolphe Lafarge, qui s’est régalé au restaurant libanais Pattys de la rue Pharaon quelques jours plus tôt (il n’y a pas de hasard, ce dieu des imbéciles, disait Bernanos), est au rendez-vous. Franck Brody aussi. Le patron, Philippe Lagarde, qui a eu la veille la tête aux bêtises et par là-même une courte nuit (deux heures de sommeil), goûte toutefois le nectar considéré par beaucoup comme le meilleur Arak du Moyen-Orient. À Beyrouth, cet alcool me rendait méditatif. Dans son merveilleux livre Boire et déboires en terre d’abstinence, l’écrivain Lawrence Osborne consacre quelques lignes définitives à l’Arak Brun du domaine des Tourelles qui peut donner l’impression, selon lui, de se situer « hors du temps » : « Nous bûmes notre Le Brun et les sentiments propres à la distillation commencèrent à nous envahir. Mais ils apportèrent avec eux un détachement, une impression de recul par rapport à soi-même qui étaient revigorants. Il y avait aussi, dans cette boisson, un fort sens du lieu. Pas seulement du Liban, mais de la vallée de la Bekaa, où elle était fabriquée. Elle venait de la propriété et de la distillerie les plus anciennes du pays. Sa consommation n’était ni frivole, ni insouciante. C’était comme entrer dans une église. »
Déjeuner professionnel assommant à Toulouse. À un moment, l’un des convives se félicite de la « nouvelle » rue Alsace-Lorraine qui, selon ses dires, serait passée grâce aux interminables années de travaux de l’ombre à la lumière, de l’archaïsme à la modernité. Je ne réagis pas. Décidément, nous ne vivons pas dans la même ville ou bien ce thuriféraire de la rue Alsace ne doit pas l’emprunter bien souvent. Sinon, il constaterait qu’elle est d’abord le paradis des mendiants, des punks à chiens et des enseignes textiles de la marchandise mondialisée. Nous avons troqué une rue sans charme mais fonctionnelle pour une vaste artère indéfinie où voitures, camions de livraisons, innombrables cyclistes, deux roues motorisés, passants, joggers et autres utilisateurs d’objets roulants plus ou moins identifiés se disputent âprement l’espace public constitué notamment de pavés tachés de chewing-gum, d’arbres faméliques et de containers de recyclage. Bref, comme disait Philippe Meyer, le progrès fait rage et le futur ne manque pas d’avenir.
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