Il en va des moments de grâce comme de certains matins d’été: ils inondent la chambre à mesure qu’on ouvre les volets. Pleine mesure attendue, oui, mercredi prochain à la Salle Nougaro de Toulouse, dans la générosité des quatre artistes emmenés par Lionel Suarez avec ce Quarteto Gardel, formation éponyme de l’album qui vient de paraître. Un line-up de folie pour une revisitation du répertoire de Carlos Gardel, le plus célèbre chanteur de tango.
Devant nous, donc: Lionel Suarez, l’accordéoniste multi-scènes surdoué que les plus grands réclament, instigateur et cheville ouvrière de ce brillant projet. Airelle Besson: on oublie vite que c’est rare, une fille à la trompette – Airelle fait partie des magiciens capables de révéler l’intime de cet instrument. Minino Garay, fougeux autant que délicat percussionniste Argentin et ce n’est pas tout: voix d’or, intuition, charisme incroyables – voici un showman! Vincent Segal, un prophète sans piédestal, maître d’inventions inouïes, tant de couleurs du monde dans les cordes de son violoncelle libéré.
De ces quatre virtuoses, affamés de rencontres et de projets atypiques, on retrace aisément le grand chemin d’excellence, planté de distinctions et de productions remarquables. Ce que leur pedigree renseigne entre les lignes, c’est l’immense culture musicale d’artistes qui ne semblent avoir d’autre pulsion, d’autre instinct que de partager tout ce qu’ils ont, tout ce qu’ils sont, dans un va-tout de flambeurs joyeux. Avec une différence: joueurs de poker sans le calcul, chercheurs d’or sans la fièvre qui aveugle, nos prospecteurs pressentent qu’ils ont tout à gagner dans cette ruée dont ils savourent chaque enjambée. Grands princes, ils nous invitent à leur table, et quelle table!
Ce Lionel Suarez est un type étonnant! Voici un grand bonhomme aux poches remplies de cartes blanches pour autant de projets et de collaborations réussies, qui toutes participent à l’avènement d’un grand art. Touche-à-tout, virtuose, assembleur inspiré de talents reconnus, … certes, mais cela ne suffit pas. Lionel Suarez n’en serait pas là, l’enthousiasme et la jubilation palpables dans chacune de ses formations scéniques ne seraient pas ce qu’ils sont s’il traçait cette route sans boussole.
Comme le rappelait Minino Garay en évoquant Gardel, la worldmusic, le grand brassage des genres et des traditions musicales ne date pas d’aujourd’hui. Constitutif de la naissance de certaines identités culturelles, comme le Blues aux Etats-Unis par exemple, ou résultante du cosmopolitisme de certaines sociétés au siècle dernier, les musiques se sont toujours mélangées. Tantôt simple témoin des migrations et des sédentarisations, tantôt véhicule identitaire plus ou moins cultivé, la musique accompagne l’aventure humaine. Et quelque fois la préfigure, la projette dans son propre futur.
Alors, quelle boussole, quel tropisme irrépressible mène Lionel Suarez à travers l’immensité des musiques populaires et des musiques savantes? Quelle « vista » l’engage dans la formulation de ses projets – et singulièrement de ce Quarteto Gardel ? Quel bon génie dans sa lampe pour éclairer la musique de demain, celle qui est en train de naître à nos oreilles ébahies?
On peut poser cette question – comme je l’ai fait – à Lionel Suarez et tout comprendre d’un coup, dans ses yeux qui se lèvent vers un horizon inconnu, et le large sourire qui monte en appui sur son grand cœur. La réponse est dans ses doigts, sur les touches et le nacre, les souffles organiques de son accordéon. La réponse sourd dans les élans lyriques du c(h)oeur des musiciens, dans les splendides unissons offerts: tous les quatre conscients de marcher à pieds nus sur nos rêves pour demain. Ceux d’une musique qui parle à tous et à chacun: une histoire, une émotion, un sentiment familiers; les murmures d’une culture populaire enfouie dont on reconnaît soudain les accents. Pas de nom, pas de mots, mais tout est là, en train de se faire devant nous. Aspirés au cœur du Quartet, plongés dans la conversation qui s’installe: Quoi? Tu as quelque chose à me dire? lancent les percussions de Minino au violoncelle de Vincent. S’ensuit une fantaisie d’apostrophes complices entre les instruments des uns et des autres (Airelle et Lionel s’en mêlent!), de bourrades et de clins d’œil, d’harmoniques, de feulements improbables, de syncopes et de cadences: tout le monde exulte. Un moment inoubliable.
On peut poser la même question à Vincent Segal et trouver les mêmes réponses dans le fleuve de ses paroles: avec Vincent, tout est à prendre dans le plaisir de la distillation; celle qu’il pratique à tout vent mais dans une intimité infinie: c’est son mystère. Suivez-le sans retenue dans cet entretien très éclairant lors de son précédent passage à Toulouse (avec Ballaké Sissoko à La Salle Nougaro de Toulouse).
Assurément, Lionel sait où il met les pieds, même s’il ne sait pas toujours où il va, fort de la confiance avec laquelle il engage ses comparses. Et c’est peut-être là le privilège de l’auditeur, de l’anonyme non qualifié, que de lui donner la réponse.
Vous ou moi ne sommes ni critique musical, ni puriste de jazz ou de tango et pourtant nous pouvons. Signifier à ces passeurs que nous avons reconnu, que nous avons compris ce qui vient de se passer: cette mise en surbrillance, cette enluminure fugitive de toutes les routes qui ont fait et feront l’Humanité. La Musique les souligne – depuis nos racines jusqu’à notre avenir nécessairement multiculturel, respectueux, et tellement riche! D’autres époques ont vu naître des genres musicaux plus typés. La tâche se complique à l’heure de cette furieuse mondialisation, mais…
Plus que jamais, il faut cultiver le langage de la musique, du spectacle vivant, et des expressions artistiques. Oser ses émotions. Oser cette langue sans fards, ultime refuge d’une sincérité salvatrice.
C’est tout l’or de Lionel Suarez avec ce Quarteto Gardel.
Avec Lionel Suarez : accordéon – Airelle Besson : trompette – Minino Garay : percussions et Vincent Segal : violoncelle
Le concert et le lien pour réserver sur le site de La Salle Nougaro de Toulouse
Salle Nougaro • Quarteto Gardel
Mercredi 11 avril 2018 à 20h30