METROPOLIS et LA LIGNE GÉNÉRALE
La sixième édition du Festival Zoom arrière se déroule jusqu’au 17 mars, à la Cinémathèque et dans d’autres lieux, avec des projections, mais aussi des ciné-concerts, des expositions, des rencontres avec des invités éclairés, tous exceptionnels. On a déjà pu se régaler avec deux films qui ont marqué l’histoire du septième art de façon indélébile ; malgré la censure, thème conducteur, justement symbolisée par les ciseaux de l’affiche.
METROPOLIS
Si vous avez vu l’exposition au Bazacle, n’allez surtout pas croire que la projection du film ne vous réservera aucune surprise et que vous pouvez vous en dispenser. A la sortie, on ne peut ajouter grand-chose à ce qu’écrivait Luis Buñuel en 1927 : « Ceux qui considèrent le cinéma comme un discret conteur d’histoires éprouveront avec Metropolis une profonde déception. Ce qui nous est raconté est trivial, ampoulé, pédant, d’un romantisme suranné. Mais, si à l’anecdote nous préférons le fond “plastico-photogénique” du film, alors Metropolis comblera tous les vœux, nous émerveillera comme le plus merveilleux livre d’images qui se puisse composer.(…) Mais en revanche, quelle enthousiasmante symphonie du mouvement ! Comme chantent les machines au milieu d’admirables transparences, “arc-de-triomphées” par les décharges électriques ! Toutes les cristalleries du monde, décomposées romantiquement en reflets, sont arrivées à se nicher dans les canons modernes de l’écran. Les plus vifs scintillements des aciers, la succession rythmée de roues, de pistons, de formes mécaniques jamais créées, voilà une ode admirable, une poésie toute nouvelle pour nos yeux. La Physique et la Chimie se transforment par miracle en Rythmique. Pas le moindre moment statique. Les intertitres même, qui montent et descendent, tournent, décomposés bientôt en lumières ou dissipés en ombres, se fondent au mouvement général : eux aussi parviennent à être image. »
D’aucuns trouveront que la bande originale envahissante, -lorgnant vers la puissance rythmique et visuelle de Stravinsky, sans jamais atteindre son originalité même fugitivement-, est totalement obsolète quand l’on a entendu celle de John Williams dans la Guerre des Etoiles, puisant aux mêmes sources. Mais ils seront sidérés par le génie visionnaire de Fritz Lang qui a inspiré sans nul doute Georges Lucas et tous les cinéastes de la fin du XX° siècle qui ont touché à la science-fiction : les décors à la fois bibliques et futuristes, les effets spéciaux précurseurs de l’autrichien ont marqué pour longtemps notre imaginaire.
Et l’on n’oubliera pas de sitôt la marche de ces ouvriers-robots qui a influencé jusqu’à Roger Waters du Pink Floyd pour son concept-album The Wall, mais surtout préfigurait celle des déportés construisant les V2 nazis et mourant comme des mouches dans les tunnels de Dora.
LA LIGNE GÉNÉRALE
On préférera l’autre titre « L’Ancien et le Nouveau », tant plane sur celui-ci l’ombre du Petit Père des Peuples, qui avait bien compris, à la suite de Lénine, tout l’intérêt du cinéma comme instrument de propagande. Sa majesté Eisenstein ne finira pas sa vie au goulag comme de nombreux artistes, tel Ossip Mandelstam qui osa décrire ainsi celui qui forgeait des chaines, décret après décret et contrôlait jusqu’à la moindre image :
Il a les doigts épais et gras comme des vers
Et des mots d’un quintal précis comme des fers.
Quand sa moustache rit, on dirait des cafards,
Ses grosses bottes sont pareilles à des phares.
Les chefs grouillent autour de lui, la nuque frêle ;
Lui, parmi ces nabots, se joue de tant de zèle…
Sincère dans son engagement révolutionnaire, Serguei Mikhaïlovitch a joué du « montage intellectuel » par ses associations d’images qui devaient conduire le spectateur vers l’idéologie du Parti, seule capable d’amener le peuple vers les lendemains qui chantent ; il magnifie les faucheurs stakhanovistes et la collectivisation. Pourtant, l’hymne à la terre communiste n’est pas aussi lisse que l’aurait voulu la Nomenklatura, avec ses gros plans à la Rembrandt, Frans Hals ou Breughel l’Ancien sur des trognes de paysans russes, ses paysages idylliques ne cachant pas les pleurs dans les joncs et les isbas, la douleur de l’immense terre russe, celle des fous et des rapsodes, des serfs et des rois… (Xavier Grall). Et sa tendresse est latente pour les animaux et pour ces serfs qui ne n’en sont pas tellement différents, que ce soit du temps des Tsars ou des kolkhozes.
Il subira donc plusieurs fois la censure non seulement dans son pays, mais aussi en France de la part des preux chevaliers de la croisade contre le bolchevisme dans les bras desquels la majorité était prête à se jeter. Ce sort est bien injuste pour ce grand poème visuel où passe le souffle des grands écrivains, d’un Dostoïevski par exemple ; le noir et blanc se teinte parfois de sépia ou de bleuités comme savent en créer les bons éclairagistes de théâtre et l’on retrouve la touche du metteur en scène, assistant de Meyerhold : il savait diriger les acteurs non-professionnels, en particulier celle qui jouait la passionaria. Ironie du sort, seule la sensualité agreste d’une éjaculation de lait éclaboussant le visage de celle-ci a échappé aux ciseaux.
Il faut souligner pour ce ciné-concert la présence de Grégory Daltin à l’accordéon, Eugénie Ursch au violoncelle (dont on ne recommandera jamais assez le superbe Lunacello avec ses mélodies envoutantes et ses poèmes persans), Joris Vidal au tuba et trombone, Sébastien Gisbert aux percussions : ils accompagnent sans faiblir les images pendant 90 minutes, en particulier les paroxysmes. Avec un petit bémol, l’absence de ce « beau silence » dont parlent les Italiens qui nous a manqué sur certains travellings balayant les immenses plaines où nous l’on n’entendrait que du vent ; et le peu d’évocation des musiques folkloriques russes, dans leurs compositions allant du classique au jazz en passant par les musiques sud-américaines.
Mais saluons leur performance qui donne une nouvelle dimension à ce film mythique.
Natacha Laurent et l’équipe de la Cinémathèque ne pouvaient mieux ouvrir leur Festival consacré aux films interdits qu’avec ces deux chefs-d’œuvre mutilés qu’ils nous offrent au plus près de leur virginité première.
E.Fabre-Maigné
A suivre : La censure, une arme à double tranchant.
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