En cette fin d’année, la Cinémathèque de Toulouse consacre une rétrospective à Henri-Georges Clouzot. Pour nous présenter ce réalisateur, je laisse la parole à Youri Deschamps, rédacteur en chef de la revue Éclipses, qui lui consacre son dernier numéro.
Peux-tu nous présenter Henri-Georges Clouzot ?
Difficile de présenter en quelques mots un cinéaste dont l’œuvre est aussi riche et variée. Disons que ce qui frappe avant tout aujourd’hui, c’est le paradoxe suivant : Henri-Georges Clouzot a enchaîné les succès publics et critiques pendant près de vingt ans, mais malgré tout, il demeure l’un des trésors les mieux gardés de l’histoire du cinéma français, que l’on connaît très peu finalement.
En effet, ce n’est pas son nom que l’on cite d’emblée lorsque l’on évoque les années 40 et 50, loin s’en faut ; et pourtant, il est très certainement le réalisateur le plus doué et le plus inspiré de sa génération. Le plus moderne aussi, animé par un tempérament avant-gardiste qui ne l’a jamais quitté. Quand on revoit ses films, on ne cesse de s’étonner de ce manque de reconnaissance. Sans doute est-ce la conséquence de la mésestime des critiques et futurs ténors de la Nouvelle Vague, qui l’ont un peu vite rangé dans la même case que les tenants de la qualité française, qui représentaient pour eux le « cinéma de papa » un peu rance et déconnecté du présent. Alors qu’Henri-Georges Clouzot est précisément aux antipodes de ces vieilles recettes. Au contraire, il a été un chercheur infatigable, avide de formes novatrices, dès ses débuts. Ceci dit, François Truffaut aimait beaucoup Henri-Georges Clouzot et vouait un culte au Corbeau, qui comptait parmi ses films de chevet. Les deux hommes ont d’ailleurs correspondu pendant de nombreuses années.
Finalement, Henri-Georges Clouzot, c’est un peu le chaînon manquant entre l’académisme à bout de souffle du cinéma français de l’après-guerre, et la modernité tapageuse qui éclot à l’orée des années 60. À plus d’un titre, il a été un précurseur, mais malheureusement, il n’a pas été élu comme tel. Si bien que son œuvre a été laissée en friche par l’historiographie, pour une large part.
En quoi se différencie-t-il des autres réalisateurs français de son époque ?
On trouve certes chez Henri-Georges Clouzot un goût pour les scénarios très précisément construits, pour les dialogues ciselés, les répliques qui font mouche et les mots d’auteurs tonitruants – ce qui le rapproche du cinéma de son époque. Mais en même temps, il ne s’en contente jamais. Au contraire, ce qui l’intéresse avant tout, c’est le cinéma comme art spécifique, donc la mise en scène, la forme visuelle et sonore. Pour lui, faire un film ne consiste pas seulement à filmer des dialogues, surtout pas, alors que c’était tout de même souvent la seule ambition de bon nombre de réalisateurs d’alors.
Dès son premier long métrage, il fait montre d’un authentique souci d’écriture cinématographique, et il s’invente une « caméra-stylo » bien avant que les jeunes gens de la Nouvelle Vague ne popularisent cette fameuse expression d’Alexandre Astruc.
Pourquoi son œuvre est-elle à revoir aujourd’hui ?
Parce qu’elle fourmille d’inventivité, d’originalité et de créativité, parce qu’elle envisage l’individu et la société dans toutes leurs nuances et leur complexité, sans jamais céder au manichéisme ni au schématisme trop facilement rassurant. Les films d’Henri-Georges Clouzot, pour la plupart, interrogent le cinéma et le spectateur tout à la fois, mais sans se tenir à l’écart du romanesque et du divertissement, ce qui a fait la force et la popularité de celui que la presse surnommait alors le « Alfred Hitchcock français ».
Par ailleurs, lorsque l’on revoit Le Corbeau (1943) en 2017 par exemple, on ne peut pas s’empêcher de faire le lien avec un aspect de l’actualité récente, avec tous ces « anonymographes » bien-pensants planqués derrière leur écran d’ordinateur, à l’abri de leur profil Facebook à pseudonyme, qui en appellent à la vindicte populaire et à la dénonciation ou au boycott sur les réseaux sociaux, à la censure des rétrospectives de Roman Polanski ou de Jean-Claude Brisseau, en véritables procureurs autoproclamés…
Quel est ton film d’Henri-Georges Clouzot préféré ?
J’ai le droit d’en choisir deux ? Oui ? Alors, ce sera le premier et le dernier, les deux extrémités de l’œuvre, L’Assassin habite au 21 (1942) et La Prisonnière (1968), parce qu’ils sont, je pense, très représentatifs de la filmographie dans son ensemble et de la démarche du cinéaste dans sa globalité.
On pense souvent, à tort, que L’Assassin habite au 21 est un film à énigme, un whodunit dans le style des romans d’Agatha Christie, alors qu’en fait, c’est d’abord et surtout une comédie ! Et une comédie particulièrement échevelée, très étonnamment libre dans sa forme comme dans son propos, et c’est peu dire : les sous-entendus sexuels par exemple, y sont pour le moins très distinctement articulés ! Le cœur de l’intrigue se déroule dans un microcosme totalement farfelu – la « Pension des Mimosas » -, où chacun vit sa différence et son excentricité dans la plus parfaite harmonie. Mais cette pension abrite également le mal, comme l’inspecteur Wens (Pierre Fresnay) et la pétillante Mila-Malou (Suzy Delair) le découvriront. On peut dès lors y voir une allégorie de la France occupée, où l’extrême drôlerie sert à adoucir l’idée d’une culpabilité collective.
Quant à La Prisonnière, c’est certainement son film le plus méconnu ; c’est aussi le plus expérimental, en matière de montage notamment, dans lequel le cinéaste utilise plusieurs des recherches plastiques et optiques qu’il avait effectuées pour les besoins de L’Enfer (1964), projet malheureusement laissé inachevé, mais dont on peut voir quelques rushes dans l’excellent documentaire de Serge Bromberg sorti en 2009.
En toute cohérence, l’ultime réalisation d’Henri-George Clouzot, – qui a fait de l’écriture visuelle son souci premier -, est un grand film sur le regard, envisagé comme instrument de plaisir, d’angoisse et de domination, qui traite sans complaisance du voyeurisme et plus généralement de la pulsion scopique.
La Prisonnière est à redécouvrir d’urgence, à réévaluer aussi, au même titre d’ailleurs que les dix autres longs métrages. Cette rétrospective consacrée à Henri-Georges Clouzot est assurément l’événement le plus enthousiasmant de cette fin d’année !
Rétrospective Henri-Georges Clouzot à la Cinémathèque de Toulouse, du 22 novembre 2017 au 23 décembre 2017
Édito de Franck Lubet, responsable de la programmation.
Dans le cadre de la rétrospective Henri-Georges Clouzot, l’ACREAMP et l’ADRC proposent, en partenariat avec la Cinémathèque de Toulouse, plusieurs projections en région du 2 novembre 2017 au 14 janvier 2018, présentées par Frédéric Thibaut, membre du service programmation de la Cinémathèque de Toulouse.
Plus d’informations sur www.acreamp.net
Tous les renseignements sur l’excellente revue Eclipses, sous la direction de Youri Deschamps, que je remercie une nouvelle fois.