Beaucoup d’entre nous ont eu, du moins je le pense, durant leur scolarité à disserter sur un sujet proche de « qu’est-ce qui est utile ? » Les savoirs de base viennent d’abord instinctivement à l’esprit : lire, écrire, compter. Puis, après réflexion rapide, la musique, la poésie, le cinéma s’imposent pour compléter le kit de survie. A travers son regard, Frederick Wiseman propose cela : tout ce qui est utile pour bien vivre en une seule institution qui se donne comme mission d’être au service du peuple.
La New York Public Library se compose de la bibliothèque centrale, 87 bibliothèques annexes, ainsi que quatre centres de recherches spécialisés. Le réalisateur a tourné dans 17 lieux et 13 sont à l’écran. Dans le débat qui inaugure le film, à l’aide d’une argumentation limpide et posée, le darwiniste Richard Dawkins explique la dangerosité du créationnisme, fondé sur le manque de connaissances. Son discours ne se cantonne pas à la biologie, mais aborde la religion (avec les non-religieux et non pas les non-croyants), le cosmos, la poésie. La naissance de l’humanité, les hommes et les connaissances, les liens entre elles. Le réalisateur s’attarde sur le conférencier, mais aussi sur les visages dans la foule, les haut-parleurs dans le hall : le savoir se partage, et se transmet à tous, quel que soit l’âge, la couleur de peau.
Deux thèmes proposés aux New-Yorkais reviendront le plus souvent au cours de ces 3h17 : la poésie et l’histoire des Afro-Américains. De la rencontre avec Richard Dawkins où sera dit « la science est la poésie du réel », au discours citant Maya Angelou « les bibliothèques des arcs-en-ciel dans les nuages », ou plus tard « le poète est condamné à être un observateur averti », Patti Smith évoquant Jean Genêt « il transforme la vérité en art, en poésie », le film s’imprègne de la poésie omniprésente pour en garder la beauté musicale. Quant à l’histoire des Afro-Américains, l’esclavage se retrouve face à l’islam au cours d’une polémique, avant d’être présenté comme la conséquence du conflit capital / travail par un autre intervenant, et est aussi pointé du doigt dans certains manuels scolaires pour le moins douteux qui réécrivent l’Histoire. En fin de film, l’organisation d’un hommage à Phillis Wheatley, esclave et première poétesse noire américaine reconnue, les réunit.
La bibliothèque est au service des habitants, en pensant à leurs besoins. Mise à disposition de postes informatiques, soutien scolaire, cours de braille, d’informatique et de langue et disponibilité des employés aidant dans la langue maternelle, accessibilité aux personnes handicapées. Même si le règlement stipule qu’il est interdit de dormir, le cas des SDF qui viendraient dans cet unique but est néanmoins débattu en réunion. Accueillir tout le monde, réellement, prend pleinement son sens. « C’est sous l’influence de l’actuel directeur, Tony Marx, que la bibliothèque s’est donné comme mission d’aider les gens les plus pauvres » confie le réalisateur dans le livre d’entretiens Frederick Wiseman à l’écoute (*). L’humanisme de ce lieu se ressent dans chaque recoin où la caméra s’est posée, que ce soit en plan d’ensemble, ou en plus serré sur les visages. Ceci explique aussi peut-être, contrairement à ses précédents films, l’absence de scène où l’administration serait en difficulté ou un usager contrarié : chaque parole est une proposition pour aider, améliorer une pratique, ou débattre entre visiteurs. Aucun visage ne semble tendu, stressé. Si l’accueil est le même quelle que soit la personne qui se présente, le réalisateur filme les visages de la même façon, que ce soit celui de mon Elvis Costello ou d’un sans-abri. L’institution ne favorise pas un domaine culturel ou artistique par rapport à un autre, et au sein de chacun, aucune hiérarchisation des œuvres ou des auteurs. La seule chose qui importe est de répondre aux demandes des New-Yorkais. Ainsi l’enregistrement de Nabokov est évoqué avec autant d’attention que l’acquisition de Fifty Shades of Grey. Le cinéaste accorde autant d’importance à un quatuor dans l’annexe du Bronx qu’à une fanfare qui joue Thriller de Michael Jackson.
Cette agréable immersion dans ces lieux où la poésie, la science, la littérature, l’architecture ou la musique sont d’égale importance, où les intervenants qu’ils soient plus ou moins célèbres comme Patti Smith sont écoutés avec la même attention, – où disons-le clairement on aimerait vivre ! – tient à la finesse du montage, qui rend Ex Libris si captivant que ses 3h17 annoncées semblent alors plus courtes. Au lieu de paraphraser, voici comment le réalisateur parle de cette étape d’écriture (*). « J’ai 160 heures de rushs et le film dure un peu plus de trois heures. J’ai regardé l’intégralité à mon retour du tournage. J’ai travaillé chaque séquence l’une après l’autre. Le montage des séquences dure entre six et huit mois, je ne pense pas beaucoup à la structure à ce moment-là parce que je n’arrive pas à y penser de façon abstraite. Je dois voir le résultat en montant deux séquences ensemble. Si je veux terminer le film avec une séquence, j’ai besoin de voir les relations entre la fin et le début. D’une certaine façon, le montage est une conversation avec moi-même. Et, naturellement, j’adore parler avec moi-même ! Je dois m’expliquer pourquoi j’ai fait tel ou tel choix pour chaque séquence, les relations entre chacune, le choix de telle transition, comment tout ça est lié au rythme du film, etc. Dans un sens, le montage est très rationnel, dans un autre, ça fonctionne par association. Je résous régulièrement un problème de montage dans un rêve ou sous la douche, en faisant attention à l’endroit où me mènent mes associations d’idées. En tout cas, même si une idée me vient sous la douche, mon intuition doit pouvoir s’expliquer avec des mots. Si je ne peux pas répondre à la question « pourquoi ? », c’est un problème. […] Dans ma tête, j’ai trouvé un lien, je dois donc respecter cette intuition. C’est très lié aussi à ce dont je vous ai déjà parlé : la relation entre le littéral et l’abstrait. C’est fascinant comme le cinéma documentaire mobilise toutes vos facultés : pendant le tournage, c’est un sport et un exercice instinctif ; pendant le montage, c’est davantage de la réflexion. Je regarde parfois des séquences vingt fois pour être sûr ! C’est intéressant d’essayer de comprendre les comportements humains, les gestes ou les attitudes des gens. Si je ne comprends pas, je ne sais pas utiliser la séquence et l’intégrer à la structure. Je suis fasciné par ce travail, cela réclame beaucoup d’engagement. Chaque année, je travaille sur un sujet différent et je dois essayer de penser autour de ce sujet. C’est une bonne façon de passer le temps. » (*)
A bientôt 88 ans, cinquante ans après son premier film Titicut follies, Frederick Wiseman nous ouvre les portes de la New York Public Library, où l’intelligence, la philanthropie, l’humanisme et l’enthousiasme et l’altruisme vous accueillent, offrant un visage de l’Amérique à l’opposé de celui de son actuel président. « Ce film représente tout ce que Trump déteste : le besoin d’éducation scientifique, culturelle et civique pour toutes les populations, au-delà des considérations liées aux origines et aux classes sociales. C’est à cause de Trump que le film est devenu un film politique. »(*)
A l’heure où un collégien ou un malade à l’hôpital peuvent être qualifiés de client, où il est plus souvent question de bénéfices, de profit, de rentabilité dans la bouche des politiques, où la réussite d’une vie se mesure au montant de son compte bancaire, le film de Frederick Wiseman respire un esprit de lutte, d’insoumission contre ce monde. Il est apaisant et rassurant de constater qu’une institution aussi prestigieuse que la New York Public Library, cette organisation à but non lucratif, gérée de façon indépendante avec des fonds à la fois publics et privés, propose une alternative salutaire. S’il est question de richesse, c’est celle du savoir et de l’échange. La dévotion de chaque membre de l’équipe n’est animée que par l’envie d’atténuer les inégalités : quel que soit l’âge de la personne qui se rend à la bibliothèque, la couleur de sa peau, sa langue, son statut professionnel, sa demande, tout est mis en place pour répondre au mieux à ses attentes, et cela, gratuitement. Tout comme les ouvrages peuvent être empruntés, des facilités pour avoir un accès internet depuis leur domicile sont mêmes offertes. « Qu’est-ce qui est utile ? » Tout savoir est utile, tout art est utile, Ex Libris : New York Public Library est utile, cette utopie concrète qu’est cette bibliothèque est utile.
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(*) Frederick Wiseman à l’écoute est le premier titre de la nouvelle collection « Face B » de l’éditeur Playlist Society. Il se compose d’un essai de Laura Fredducci, ainsi que d’entretiens par Quentin Mével et Séverine Rocaboy où le réalisateur se confie sur Titicut Follies, High School, Hospital, Ex Libris : The New York Public Library. Fidèle à leur réputation, cet ouvrage est parfait pour plonger dans l’univers du cinéaste, que vous soyez néophytes ou bien connaisseurs.