Réflexions futiles, choses vues et souvenirs inspirés par la ville et ceux que l’on y croise.
À l’aéroport de Blagnac, à l’enregistrement d’un vol pour Naples, deux couples, la quarantaine, accompagnés de deux grands adolescents, évoquent avec impatience la prochaine ouverture du magasin Primark à Toulouse. Ils échangent des souvenirs émus des magasins de l’enseigne visités à Barcelone, Londres ou Paris. Ils comparent les mérites des uns et des autres, la beauté architecturale des lieux qu’ils ont d’ailleurs soigneusement photographiés. Notre époque a créé ses cathédrales et ses musées, ses lieux de culte dédiés à la marchandise. À Naples, nos touristes auront été déçus : pas de Primark.
La fétichisation de la marchandise n’est pas nouvelle et je me surprends parfois à regretter certaines enseignes commerciales. Ainsi, je me sens orphelin du Virgin où j’aimais musarder le soir, entre 20h30 et 21h, à la recherche de DVD. Je fréquentais également les deux boutiques Disc King de la rue Rémusat et de la rue Saint-Rome pour me réapprovisionner en films. Elles aussi ont fermé, victimes notamment de la vente en ligne et de la dématérialisation qui rend désormais DVD et bientôt Blu-ray obsolètes. Voici quelques semaines, je me suis aperçu qu’un nouveau Disc King s’était installé rue Saint-Rome – découverte tardive puisqu’il avait ouvert ses portes en novembre dernier. Il liquide déjà son stock avant une fermeture fin novembre ou début décembre. Trois visites m’ont permis de récupérer quelques Blu-ray et DVD à bas prix dont des films de Kubrick, Hitchcock, Ridley Scott, Cameron Crowe, Pascal Thomas, Brian De Palma, Jeff Nichols, Robert Altman, William Friedkin… En entendant au vol les conversations de clients avec le vendeur, je me rends compte que je ne suis pas le seul nostalgique de l’époque où l’on pouvait acheter dans la ville des films dans des boutiques autres que la Fnac, Gibert et des magasins d’occasion. Je ne suis pas le seul non plus à cultiver le fétichisme de l’objet DVD ou Blu-ray à l’heure où le téléchargement, le streaming, la VOD et autres ont transformé ces supports en survivances d’un ancien temps. Je suis encore de ceux qui trouvent qu’il est toujours plus plaisant de fouiner dans les bacs, de trouver tel film oublié ou inconnu, de se laisser séduire par un titre ou la présence d’un acteur ou d’une actrice que de faire ses emplettes via l’interface du site d’un magasin en ligne. Et puis, qui sait ? Peut-être que dans quelques années, le DVD et le Blu-ray connaîtront le même revival que les disques vinyle naguère condamnés par l’irruption du CD, lui-même envoyé aux oubliettes de l’histoire par la dématérialisation…
« Y a-t-il trop de vélos en ville ? » s’interroge La Dépêche du Midi dans son édition du 3 novembre. Comme l’on dit, poser la question est déjà y répondre.
Naples donc : bonheur d’une ville sans vélos. Bonheur d’une ville qui – outre ses musées, ses palais, ses églises – propose de beaux restaurants où l’on peut très bien manger et très bien boire sans violenter son porte-monnaie. À l’excellent L’Ebbrezza di Noe, par exemple, conseillé par un Toulousain exilé dans l’ancien royaume des Deux-Siciles, nous avons dégusté la cuvée SP68 d’Arianna Occhipinti à 20 € sur table, c’est-à-dire au prix caviste chez nous. L’autre jour, nous demandions au patron d’un restaurant / bar à vins de Toulouse, porté sur les vins italiens, à quel prix il proposait cette bouteille dans son établissement. La réponse fusa, sûre d’elle : 35 €. Cela ne nous étonna pas vraiment tant nous sommes habitués à constater ce genre de disparités dès que l’on franchit certaines frontières. Au Portugal, en Espagne ou en Italie, il est fréquent – y compris dans les restaurants les plus côtés – de payer une bouteille deux, trois ou quatre fois moins cher que dans l’Hexagone, et cela même s’il s’agit d’un vin français rare. Nos frontières sont étranges. Elles arrêtent les nuages radioactifs (comme ceux de Tchernobyl autrefois), mais elles dopent les plus-values sur le jus de raisin fermenté. Le maquignon que nous interrogions, assez connu pour être âpre au gain, invoqua des « taxes » afin de justifier la différence conséquente entre le tarif d’un vin consommé chez lui et le même vin bu à l’étranger. C’est bien connu : en Italie ou en Espagne le vin n’est pas soumis à l’équivalent de notre TVA (20 % en France contre… 20 % en Italie et 21 % en Espagne). Notre Harpagon reçut alors le renfort d’un autre marchand de vins passé maître dans l’extension du domaine de la marge. « T’as pas à te justifier ! », lui intima-t-il. Imparable. Cela me fit penser aussitôt à l’une répliques récurrentes de Pablo Escobar dans la série Narcos : « Nosotros, somos bandidos ».
Face à ce cynisme affiché, cette plongée toujours plus profonde dans « les eaux glacées du calcul égoïste » (Marx), cette généralisation du « terroir-caisse », je regrette Le Comptoir du vin d’Emmanuel Marinoni. Là-bas, on ne se prenait pas pour autre chose. La modestie était de mise, les plats et les vins goûteux, abordables, sans snobisme ni marqueur social. Pour une vingtaine d’euros, on pouvait y boire un remarquable Buzet nature que j’avais découvert auparavant, en présence du vigneron, lors d’un repas festif à L’Horloge d’Auvillar. Le Comptoir du vin était alors le seul endroit de la ville proposant ce vin de copain, un peu sauvage, mais franc et joyeux. Pour autant, Marinoni ne se piquait pas « d’exclusivité », ne faisait pas des thèses, ne s’exhibait pas sur les réseaux sociaux. Il était du monde d’avant. Endroit populaire et accessible, Le Comptoir du vin diffusait matchs de rugby et de football. J’y ai vu, entre autres, la terrible déroute du Brésil face à l’Allemagne lors de la Coupe du Monde 2014 ou les éliminations aussi récurrentes que réjouissantes du PSG en Ligue des Champions. Le maître des lieux valait le détour avec son air lunaire digne de Buster Keaton. Il y avait sur son visage l’expression de celui qui a oublié quelque chose mais qui ne sait pas quoi. Il nous manque.
Naples encore. Dans un délicieux restaurant de viandes, Trippicella, où l’on peut boire aussi juste une bouteille de belle facture à 20 € accompagnée de délicieux petits plats typiques offerts, une serveuse nous demande d’où nous venons. La jeune fille n’a jamais entendu parler de Toulouse. Nous lui précisons que le club de football de cette ville a éliminé, un jour de 1986, le Naples de Maradona. « Ne le dites pas au patron », ajoutons-nous. On ne sait jamais, les prix pourraient augmenter.