L’Apollonide, Souvenirs de la maison close de Bertrand Bonello (2011)
La maison close ou le vagin de la mort. Là, paradis et enfer se disputent la nuit : la nuit des temps, dans laquelle les fantômes féminins y exercent le plus vieux métier du monde. Derrière les épais rideaux, les ténèbres à peine ouvertes aux lueurs de bougies, ralentissent les mouvements, desserrent les corsets, convoquent le jeu. Sous les dorures, le leurre a du charme, de la galanterie et de l’esprit. Les clients donnent de beaux attraits à leur luxure, autant que les putains se parent de bijoux et tissus raffinés. Mais jamais une émeraude offerte ne brillera autrement qu’en rêves. « Viennent-ils pour un songe, effroi des longues nuits ? »* Il est difficile pour un homme d’aimer une putain autrement que comme une putain, bien qu’il s’en défende. Il n’aime jamais que l’idée d’une femme, toute offerte et parée du lustre de ses propres rêveries débridées. Et combien il est difficile alors pour lui d’apercevoir par mégarde, à la dérobée, un regard qui trahit le simulacre ! « Pourquoi ce morne ennui sur son visage auguste ? »* Que lui faut-il de plus, dans ce cas, à cet homme, pour découper un sourire dans la chair de sa putain et lui fait croire qu’il lui offre ce sourire pour la vie, alors qu’il n’exécute qu’un fantasme, une nuit, en passant ! Il transforme alors le fard en cicatrices, dans les cris et le sang. Marquée de la sorte, elle lui appartiendra à vie.
L’homme de l’Apollonide a l’impertinence, doublée de sa vulgaire obnubilation, de croire que sa venue les honore le jour comme la nuit. Or, au petit jour, dès sa disparition, les aurores froides et blanchâtres éclairent brutalement les plis des corps de ces femmes qu’elles cherchent à laver méticuleusement de l’injure avant de les enduire à nouveau des vapeurs de parfum et qu’ils ne transpirent des vapeurs d’alcool. À la question comment y échapper, Clotilde y répond en reprenant les mots d’Henri Michaux : « Si nous ne brûlons pas, comment éclairer la nuit ? »
Quand vient le temps de la consolation, dans les tendres baisers qu’elles se donnent à la volée, point d’acte charnel qui parle – elles sont à jamais exsangues de cette volupté-là –, mais plutôt un acte militant autant que poétique. C’est la conscience du tragique tapie dans la frénésie de l’instant aux ailes frêles de papillon diurne égaré, prisonnier de la nuit. Il n’y a personne d’autre qu’elles pour se réconforter. Le satin blanc ne tarde pas à devenir un linceul de dentelles. Quand la mort est là, que le cristal s’efface pour le verre faute d’argent, ce sont leur propre voix qu’elles font chanter.
Paris inaugure son métro. Le prolongement de la nuit n’est plus l’apanage de la clientèle du lupanar dès lors qu’il devient une routine. Il est déjà trop tard pour user de subterfuges. Les feux même sont de vains artifices. Loin de retarder la fin et relancer le désir de fête, masques et loups ne sont plus là que pour cacher les sourires qui tombent comme des pétales de rose blanche. La nostalgie du siècle achevé est aussi la nostalgie de la nuit précédente qui jamais ne s’éternisa. Les visages se dévoilent et les corps se dénudent une dernière fois, avant de tirer définitivement le rideau, d’éteindre la lanterne et de descendre sur le trottoir. La nuit est morte, il faut s’approprier le jour.
*L’Apollonide, Derniers poèmes, Leconte de Lisle, 1895 (publication posthume).
Le film sera projeté à la Cinémathèque de Toulouse le 24 janvier à 21h et le 01 février à 19h, dans le cadre du cycle consacré à Bertrand Bonello.
Un article de Ma Théière à mémoire