La première représentation de la turquerie de Wolfgang Amadeus Mozart, qui porte pour titre L’Enlèvement au sérail, eut lieu le 16 juillet 1782. Elle constitue un jalon important de l’histoire du théâtre musical. C’est cet opéra qui donne ses lettres de noblesse au Singspiel qui, comme chacun le sait, se caractérise par une alternance de passages chantés (singen, chanté) et parlés (spielen, jouer). Ce “singspiel comique“ d’une vision complètement inédite alors, a véritablement ouvert un univers psychologique et humain sur le terrain duquel le théâtre musical reste encore basé de nos jours. Cet événement marque en même temps le vrai début de l’opéra allemand. C’est une véritable dramaturgie musicale écrite de la façon la plus drôle et la plus concrète à la fois, sensée délivrer un véritable message de tolérance et de refus de la haine. Pour toute appréciation, et à plus forte raison, jugement, il faut se replonger en 1782, et essayer d’oublier tout ce qui a bien pu être inventé et écrit par la suite. On se doute aussi, que se déconnecter de tous les événements actuels qui nous assaillent sera d’une extrême difficulté. Mozart n’avait pas tout prévu.
Un peu d’histoire : Dès 1778, Mozart, alors nommé organiste à la cour de Salzbourg, avait manifesté son désir d’être reconnu, non plus tout à fait comme pianiste, mais aussi comme véritable compositeur d’opéras, même s’il en a déjà écrit une douzaine. C’est fin juillet 1781 qu’il reçoit du metteur en scène Gottlieb Stéphanie dit le Jeune, un livret à mettre en musique. Le délai de mise en œuvre est plutôt court, l’opéra étant destiné à conférer un éclat tout particulier à la visite officielle du grand-duc Paul Pétrovitch, ni plus ni moins que le futur tsar Paul Ier, visite prévue à la mi-septembre de la même année. En fait, l’élaboration de L’Enlèvement durera près d’une année. Si la composition d’un premier acte fut rapidement réalisée, Mozart avait déjà plus de trois jours de retard à la moitié de l’opéra. Finalement, et ça “tombe“ bien, la visite fut elle-même annulée.
Retardée encore par des problèmes d’ordre artistique et des cabales au Burg-theatre, l’œuvre sera ainsi le clou de la saison 1782-1783, mais à l’Hofoper. Accueilli par un public à l’enthousiasme frénétique, et malgré les chaleurs de l’été – on est le 16 juillet – Mozart fit salle comble, et réussit par ce coup de maître à s’imposer comme auteur d’opéras. L’Enlèvement fut à partir de 1790 joué sur plus de quarante scènes européennes. On peut affirmer que sa popularité s’est maintenue jusqu’à présent. Après La Flûte enchantée, Les Noces de Figaro et Don Giovanni, c’est le quatrième opéra de Mozart appartenant à la série des dix œuvres les plus jouées sur les scènes allemandes.
Ce fait est complètement en phase avec les projets culturels de l’empereur Joseph II. Ceux-ci étaient en quelque sorte précisés lors de chacune des commandes musicales du souverain. Ce dernier souhaitait ardemment faire rendre gorge à un opéra italien trop omniprésent à son goût et il voulait mettre à la portée d’un public le plus large possible un art scénique national, exprimé en langue allemande. Cette réorganisation du répertoire constituait même l’un des points principaux du programme réformiste du despote éclairé.
Les temps ne sont pas les mêmes et, sous Joseph II, Mozart avait pleinement conscience de sa chance. Il se devait d’écrire un opéra parfait, capable de s’imposer à la clique italienne influente et intrigante de la cour impériale, et prouver ainsi au monde entier que la langue allemande pouvait s’adapter aux musiques les plus passionnantes. Cet engagement exceptionnel se manifeste dans les lettres adressées à son père Léopold, missives dans lesquelles le compositeur détaille, plus qu’il ne l’a fait pour tout autre de ses opéras, la présentation des différentes arias dramatiques.
L’implication de Mozart dans l’écriture du livret fut importante. Gottlieb n’avait guère fourni au départ un libretto original. Il avait simplement retravaillé un texte plutôt médiocre d’un certain Bretzner, juste mis en scène à Berlin en mai 1781, sur une musique de Johann André. L’œuvrette en question était conforme aux goûts du temps, une turquerie de plus à l’exotisme de convention. Le synopsis ? Belmonte est parti à la recherche de sa fiancée, Constance, capturée par des pirates barbaresques, avec sa servante, Blondine, et Pedrillo, le serviteur de Belmonte et fiancé de Blondine. Tout ce petit monde a été racheté par le pacha Selim. Ce type de canevas est alors passablement exploité : la libération d’européens détenus dans les geôles d’un souverain oriental. Pour corser un peu celui-ci, Selim garde Constance pour lui et donne Blondine à l’épouvantable Osmin, le vieil eunuque, gardien du sérail. Après bien des péripéties, ces trois personnages et Belmonte qui est parvenu à les retrouver, sont condamnés à mort par Selim. Mais, au dernier moment, Selim reconnaît en Belmonte le fils qui lui avait été pris pour être élevé dans un monastère. Rien ne s’oppose donc plus à une fin heureuse.
Cette fin miraculeuse, un peu “titrée par les cheveux“, ne convenait ni à Mozart, ni à Gottlieb, et la conclusion de cette comédie insignifiante fut remplacée par une fin dramatique, aux accents tragiques. Mozart ne veut pas être l’auteur d’une nouvelle bouffonnerie mais bien davantage d’une œuvre dans laquelle s’effectue la synthèse du tragique et du comique, deux préoccupations chères au compositeur. Mieux encore, une synthèse entre l’opéra italien et le lied, une symbiose parfaite entre le comique et le tragique. C’est bien là, qu’après douze ouvrages dramatiques, Mozart tient ici, pour la première fois, un livret qu’il va pouvoir façonné entièrement à sa guise, et à son goût. Sa participation à l’établissement du texte ainsi que la traduction musicale du détail montrent sans équivoque qu’ici, le Mozart dramaturge se manifeste pour la première fois comme l’égal, ou presque, du compositeur. Ses modifications sont fondamentales. A partir de là, musique et drame seront pour lui une véritable entité, et il se sentira également responsable de l’un comme de l’autre.
Donc, Selim, incapable de gagner l’amour de Constance, prétend s’imposer ou faire périr la jeune fille dans les supplices les plus atroces, supplices que le Pacha destine également à Belmonte, fils, ni plus ni moins, du commandant chrétien qui l’avait autrefois persécuté avec une haine aussi injuste qu’acharnée. L’occasion est trop belle, et il ne peut la laisser passer. Coup de tonnerre, ou plutôt de théâtre, Selim libère tout le monde, devenu très admiratif du courage d’une Constance intraitable, prête au sacrifice. Ainsi, ne veut-il pas ressembler à celui qui l’avait jadis martyrisé. Une vengeance des plus nobles pas dénuée de sous-entendus, et qui s’adressait, mine de rien au despote éclairé, ce cher Joseph II. Une fin qui ne pouvait d’ailleurs qu’exaspérer davantage un Osmin enragé, dont la fureur ne fait que décupler avec ses traductions par des phrases musicales peu communes alors.
Comme dans toutes les modifications apportées au libretto originel, Mozart s’est effectivement efforcé d’imprimer à ses personnages, les sentiments et les comportements les plus appropriés. Il réécrit un opéra aux caractères véridiques et non une comédie musicale dans l’esprit du temps. N’oublions pas que nous sommes en 1782, et que les Beethoven, Weber, et Bellini, Rossini, Donizetti, Wagner, Verdi……sont à venir. Si ses personnages peuvent se livrer aux jubilations les plus expansives, ils traversent parfois les crises humaines et morales les plus poignantes et les plus bouleversantes. Cette faculté d’ébaucher ainsi musicalement les personnages et les caractères place Mozart au rang des véritables dramaturges musicaux. Son sens incomparable et inné du théâtre fait mouche. Il ne fut pas obligatoirement compris par ses contemporains, Joseph II en tête, lui qui aurait glissé dans l’oreille du compositeur, la remarque fameuse : « Trop de notes, mon cher Mozart », ce à quoi Mozart lui aurait rétorqué : « Sire, pas une de trop. » En revanche, Johann Wolfgang von Goethe avait compris la grandeur et l’importance de ce premier opéra allemand : « Tous les efforts que nous faisions pour parvenir à exprimer le fond même des choses devinrent vains au lendemain de l’apparition de Mozart. L’Enlèvement au sérail nous domine tous. » (du 4 avril 1785).
On remarquera que la grande popularité des mélodies de cet opéra ne fut pas toujours d’une grande utilité pour la représentation scénique. La mise en scène moderne ne s’est que graduellement imprégnée de l’idée que l’opéra mozartien ne se réduit pas à une féerie ou à une turquerie typique, mais bien à un drame musical accompli, aux personnages exemplaires, et porteur en son temps d’un message socio-politique explosif. De là à en faire ce qu’un metteur en scène dit de renom ! un certain Calixto Bieito a osé au Komische Oper, il y a quelques années !! Ou, quand tout se passe dans un bordel où toutes les pratiques et perversions sexuelles sont du début à la fin ostensiblement cataloguées, où Osmin déambule nu sur scène après sa douche, ou dépèce les seins d’une pensionnaire, ou urine dans un verre……Sûr, que personne n’aura cru bon de prendre au sérieux la moindre implication sociologique ou politique qu’une telle approche serait susceptible de contenir. Non, l’opéra, ce n’est pas ça. On a dû hélas subir ce triste délire du même type dans un Turandot de sinistre mémoire. Mais, reconnaissons que la période actuelle rend les choix de mises en scène bien délicats. Quand on fait une halte sur les paroles d’Osmin, mieux vaut ne pas faire de parallèles avec les événements qui nous préoccupent, et surtout depuis janvier 2015. Là, se trouvent les difficultés d’un Martin Kusej dans ses choix pour l’Enlèvement monté à Aix en juillet 2015.
Le metteur en scène de cette nouvelle coproduction, Tom Ryser, saura nous éviter ce type d’imposture du metteur en scène catalan, véritable aveu d’impuissance créatrice. Ni poignard, ni sabre, mais, à ce qu’il paraît, quelques kalachnikovs pour faire tendance, mais un sérail, tout de même, et Mozart qui est bien là. Ouf ! C’est Tom Ryser lui-même qui joue le rôle de Selim, un rôle parlé, bizarrement. Les raisons évoquées pour expliquer le choix de ce parlé sont diverses. Cette production ayant été déjà donnée, on s’autorise à reproduire l’impression suivante pour se rassurer : « En restituant l’humanité profonde du musulman, sa blessure secrète, intime dès la première scène d’ouverture, la justesse des sentiments qui s’affirme de tableaux en tableaux, outre leur apparente et réelle facétie, rend justice à un Mozart, humaniste, fraternel, amoureux. Un cœur épris d’une saisissante humanité. »
Quant à l’Enlèvement au sérail, il en fait pour la première fois la preuve : ce n’est pas malgré ces livrets que la musique de Mozart est belle, mais bien à cause d’eux. Cette musique “colle“ étroitement au texte, elle en épouse les moindres accents, les moindres inflexions, les intentions les plus secrètes, peut-être même davantage encore que dans des partitions plus célèbres. Pas un seul numéro qui n’exprime parfaitement, et le caractère de chaque dramatis persona et ses sentiments de l’instant. Il est bien vrai aussi que cette partition a des accents d’une insouciante jeunesse que le musicien ne retrouvera jamais : c’est l’opéra de son mariage, sorte d’épitaphe offert à Constance – Constance, le nom même de l’héroïque et fidèle fiancée de l’Enlèvement. Leur mariage eut lieu le 14 août 1782, 28 jours après la création.
On devine l’extrême difficulté de la tâche qui attend le chef d’orchestre qui doit impérativement faire attention à la moindre note et à sa traduction sur la scène. C’est Tito Ceccherini qui officie à la tête de l’Orchestre National du Capitole et des Chœurs du Capitole. Quant à Constance, c’est la soprano Jane Archibald, déjà entendue ici dans la Reine de la nuit en 2010, et dont le fameux « Martern aller Arten » retiendra toute notre attention, évidemment.
Michel Grialou
L’Enlèvement au sérail (Mozart)
Théâtre du Capitole
Orchestre national du Capitole
Choeur du Capitole
direction musical : Tito Ceccherini
Mise en scène : Tom Ryser
du 27 janvier au 05 février 2017
Crédit photos
L’Enlèvement au Sérail © Alain Wicht
Tito Ceccherini © Daniel Vass
Jane Archibald © Helen Tansey