Après sa création au festival d’Avignon cet été, « Espæce » prend ses marques au TNT. Du livre de George Perec au plateau de théâtre, son metteur en scène Aurélien Bory évoque ses propres espaces artistiques.
Dans “Plan B” vous jouiez avec vos partenaires sur un plan incliné, dans “Sans objet” vos interprètes étaient manipulés par un robot, dans “Questcequetudeviens ?” vous faisiez danser Stéphanie Fuster sur un sol glissant, dans “Plexus” la danseuse Karo Ito évoluait au milieu d’une multitude de fils tendus… Aimez-vous, à l’instar de l’Oulipien Georges Perec, vous créer des contraintes formelles ?
– Aurélien Bory : « Oui, j’ai toujours imaginé des dispositifs qui soient des obstacles pour les interprètes, des espaces “impossibles” à jouer. J’aborde le théâtre comme un art de l’espace. Avec “Espæce”, je pars de l’espace vide du plateau, espace inhabitable, inhospitalier, quasiment hostile, triste aussi, que l’espèce humaine — les acteurs — va tenter d’habiter pour faire de cet espace un lieu. En géographie, on nomme “lieu” un espace habité, et “site” un espace non habité. Là, il s’agit d’une certaine manière de “faire lieu” ».
Pour habiter cet espace, vous avez fait appel à des artistes de disciplines différentes : voltigeur, danseur-acrobate, chanteuse lyrique, contorsionniste, comédien. Quelle choralité souhaitiez-vous obtenir de cette transdisciplinarité ?
« Tous viennent d’un endroit différent du plateau, de pratique artistique différente. Au théâtre, il s’agit de mettre “l’espèce” dans “l’espace”. Dans “Espæce”, cette espèce devait couvrir un champ assez large des arts de la scène. D’où la présence du chant lyrique qui est une forme de théâtre, ce qui d’ailleurs me permettait de faire un petit trait d’union avec l’opéra que je venais de quitter avec la mise en scène du “Château de Barbe-Bleue”, de Bartok. Le corps est aussi fortement présent puisque la physicalité est très importante dans mon travail. Et puis le jeu, notamment le jeu burlesque. C’est la première fois que je travaille avec ces cinq artistes. C’est un projet que j’ai imaginé sur le long cours puisque j’ai découvert “Espèces d’espaces” de Georges Perec en 2005, juste après ma trilogie sur l’espace. C’est un très beau livre, d’un accès simple. À cette époque, je rêvais déjà autour de ce travail et autour de Perec sans jamais toutefois imaginer une adaptation. L’idée même d’adaptation ne me plaît pas. Le point de départ de ce projet vient réellement d’une série de coïncidences heureuses, d’une rencontre, notamment avec chacun des interprètes. Je n’ai pas fait d’auditions. Et bien qu’ils ne se connaissaient pas entre eux, ils ont composé cette drôle de famille. »
Comment a été imaginé le son du spectacle ? Est-ce que votre passage par la mise en scène d’opéra a laissé une empreinte dans votre univers théâtral ?
« Oui. J’aime bien qu’il y ait toujours des sutures d’un spectacle à un autre. Même s’ils sont très différents les uns des autres, j’essaie de faire en sorte qu’il y ait un lien entre eux. En l’occurrence, là c’est la présence de la voix : celle du chant de Claire Lefilliâtre bien sûr, mais aussi d’Olivier Martin Salvan. La voix est une sorte de physicalité du corps, un espace qui vient de l’intérieur et l’on sait que l’espace intérieur chez Perec est très important. J’ai procédé par ancrage : en essayant que chaque élément du spectacle, chaque scène, ainsi que la dramaturgie, soient ancrés dans l’écriture de Georges Perec. Le concept d’“æncrage” concernant son écriture a été inventé par un universitaire toulousain décédé en 2012 — le “e” dans le “a” d‘“Espæce” est d’une certaine manière un hommage à Bernard Magné. “Ancrage” parce que Perec ancre complètement son écriture dans sa propre histoire et “encrage”, parce qu’il imagine l’écriture comme une trace. J’ai essayé que dans “Espæce” la problématique de la disparition et de la trace soit très présente. »
Le sujet d‘“Espèces d’espaces” est l’écriture, la littérature, envisagée comme un moyen de survie à la disparition des parents de Perec. Comment transpose-t-on sur la scène cette dimension littéraire sans faire d’adaptation – d’autant plus que vous pratiquez un théâtre du mouvement ? Comment passe-t-on de la page au plateau ?
« La question du texte et des mots s’est posée, en effet. J’ai pris la phrase la plus importante du livre qui contient plusieurs lectures, pour en faire l’axe dramaturgique du spectacle. Je crois que le voyage d’“Espæce” commence avec l’action de lire et finit avec celle d’écrire car la vie de Georges Perec débute par la lecture et finit par l’écriture. La disparition de ses parents et surtout celle de sa mère est concomitante avec son entrée dans la lecture. Les premiers livres qu’il a lus sont des romans d’aventure de Jules Verne et d’Alexandre Dumas, romans qu’il n’a de cesse de citer et sur lesquels il revient toujours. Perec s’est sauvé, s’en est sorti, par la représentation, par l’acte d’écrire. Ainsi, j’ai souhaité qu’“Espæce” se termine par une sorte de kaddish, celui de Maurice Ravel que chantent Claire Lefilliâtre et Olivier Martin Salvan, comme si l’écriture entière de Georges Perec était un kaddish. “Écrire” c’est essayer de faire survivre quelque chose, essayer de laisser une marque, une trace ou… quelques signes. »
« Essayer de méticuleusement retenir quelque chose : arracher quelques bribes au vide qui se creuse, laisser, quelque part un sillon, une trace, une marque ou quelques signes », écrit Georges Perec au sujet de la littérature. Mais de son côté, que peut le théâtre, cet art de l’éphémère ?
« La question des traces au théâtre est vraiment très présente. L’espace vide du plateau contient toutes les formes de théâtre. Et même si toutes ces formes existent, elles finissent par disparaître complètement et ne laissent des traces que dans l’imaginaire. L’oubli s’en empare et c’est cet oubli même qui permet de générer d’autres formes. Quand j’aborde un nouveau travail, j’ai l’impression de réécrire par dessus ces traces. Le théâtre est une sorte de palimpseste. Il y a des constantes au théâtre : chaque artiste se confrontant à la question du plateau est confronté aux mêmes problématiques et essaye d’en donner une réponse. Le théâtre est amnésique et c’est une chance! C’est un art vivant, il faut par conséquent bien accepter qu’il meure. Et c’est en mourant, en disparaissant, qu’il se régénère. »
“Espèces d’espaces” n’est pas le seul livre de Georges Perec abordant la question de l’espace. Des romans comme “La Vie mode d’emploi”, “W ou le souvenir d’enfance” ou encore “Ellis Island” ont-ils nourri votre travail ?
« Absolument. J’ai lu l’ensemble de l’œuvre de Perec, tout simplement parce que dans “Espèces d’espaces”, il annonce déjà “La Vie mode d’emploi” et des projets qu’il abandonnera finalement, comme celui où il s’agissait d’écrire durant douze ans sur douze lieux parisiens liés à sa propre histoire. Il y annonce aussi un autre projet : “Lieux où j’ai dormi”, dans lequel il voulait décrire les 200 chambres qu’il avait listées. “Espèces d’espaces” contient évidemment “W ou le souvenir d’enfance”, son livre le plus explicitement autobiographique, même si toute son œuvre est autobiographique. Ce qui m’a intéressé, c’est cette articulation entre son écriture et sa propre histoire. En cela, “W…” est très présent dans “Espæce”. Perec écrit des livres très différents ; du recueil de poèmes “Alphabets”, absolument magnifique, à “La Disparition” ou “Les Choses”, mais aussi des fiches cuisine, des cartes postales, des mots croisés… Il essayait d‘écrire tout ce qu’il est possible d’écrire et de couvrir ainsi le spectre entier de la littérature. Pour ce spectacle, je suis entré par la porte d’“Espèces d’espaces”, mais toute son œuvre en réalité s’est engouffrée. C’est pour cette raison qu’il m’a fallu du temps pour construire “Espæce”. “Espæce” se réfère en effet à d’autres livres mais même si l’on ne connaît pas l’œuvre de Perec, ces citations ne gênent nullement la lecture du spectacle. Je pense notamment à la nouvelle “Le Voyage d’hiver” : Claire Lefilliâtre chante “Le Voyage d’hiver”, de Schubert, ce chemin vers la mort, en référence au 11 février 1943, date à laquelle la mère de Georges Perec a été déportée à Auschwitz. »
.
Comment avez-vous conçu l’espace scénique ? Comme un espace oulipien, « un labyrinthe de sons, d’images, de mots » pour reprendre la définition de Jacques Roubaud et de Marcel Bénabou ?(1)
« C’est vrai que l’on peut voir ça dans “Espæce” : toute une série d’espaces devenant une contrainte d’où l’on ne peut pas s’échapper. L’espace vide engendre un espace qui engloutit l’espèce. S’ensuit alors une disparition jusqu’à la disparition de l’espace lui-même, pour entrer enfin dans celui de la représentation. La contrainte est justement ce qui m’a poussé vers Georges Perec, une contrainte formelle, productive. Empêcher pour faire surgir de l’inattendu. »
Dix ans après votre trilogie sur l’espace avec “IJK”, “Plan B” et “Plus ou moins l’infini”, “Espæce” constitue-t-il un « spectacle-bilan » ?
« Il est vrai qu’il y a un côté un peu bilan dans ce spectacle puisqu’il contient quasiment un élément appartenant à chacun de mes précédents spectacles. Il m’importait de le faire, à la manière de Georges Perec qui dans “La Vie mode d’emploi” met dans chaque chapitre, des citations, des contraintes qu’il n’est pas nécessaire de voir — d’ailleurs, il est impossible de les voir toutes. “Espèces d’espaces” n’échappe pas à la règle : il est aussi totalement crypté. Donc oui, il s’agit d’un bilan mais aussi d’un programme… Quand on évoque le mot “programme”, on pense à la machine. Perec a un rapport très fort à la machine que l’on trouve aussi dans mon théâtre. Et puis “programme ” au sens de : qu’est ce que je propose comme théâtre, comme programme ? On peut dire qu’“Espæce” est une sorte de “bilan-programme”. »
> Propos recueillis par Sarah Authesserre
Du 13 au 17 décembre (mardi, vendredi et samedi à 20h30, mercredi et jeudi à 19h30), au TNT (1 rue Pierre-Baudis, 05 34, 45, 05, 05, tnt-cite.com)
(1) « Un auteur oulipien c’est un rat qui construit lui-même le labyrinthe dont il se propose de sortir, un labyrinthe de mots, de sons, de phrases, de caractères. »
Aurélien Bory © Aglae Bory
Espæce © Christophe Raynaud de Lage