« Madame ? » « Madame ! » disent quelques pages blanches – c’est posé comme un poème égaré, juste à la fin – inéluctable, du livre et de Madame. Tandis que l’exergue ouvre sur un « Madame est morte » réclamant de nos mémoires scolaires ce « …Se meurt » que Bossuet écrivit un jour.
L’originalité de tout, hormis la facture classique et impeccable de l’écriture, habille ce livre. Étrange et prenant comme la nouvelle qu’il est (tout le récit tient dans une journée). Voyage en l’univers à peine ébauché de cette Madame actuelle, elle-même en partance ; immersion dans quelques pages bizarres, troublantes, finalement happantes, un peu comme les rêves.
Que d’eau dans ce récit ! de la Seine Parisienne à celle, luxueuse et précieuse des baignoires du Ritz, en passant – surtout – par celle de la mémoire ; on se gardera bien d’oublier celle du Nil antique, ses barques entre vivant et mort. Le livre est là, dans cet entre-deux. Un pied dans le réel – celui du monde culturel et bobo qui entoure Madame. Il y est question de publicitaires à Rolex – pardon, Daytona, acier, or fin – bronzés et fats comme leurs modèles, d’un président de la république agité et vain, comme le modèle ?
« Plus loin, accoudés aux longues fenêtres du salon carmin, d’autres discutaient de la crise en dégustant un grand cru »… Regard percutant dont la pertinence vient d’un angle de vue « d’ailleurs », celui de Madame, arrivée à ce croisement (tournant ? chemin ?) de sa longue vie. Le reste du corps demeure prisonnier dans la mémoire, comme un foulard des barbelés. Mémoire qui hante, celle d’Auschwitz, où elle retourne – longues et puissantes pages qu’on traverse serré par l’angoisse : « symétrique, précis, tiré au cordeau, la folie géométrique dont avait parlé Primo Levi… ». Là où butte la vision de chacun et sa vie, à elle, devant – encore de l’eau – « ce petit étang noirâtre, sorte de cercle noir gravé dans la terre… à l’origine, il s’agissait d’un lac, mais les cendres des crématoires qu’on y avait jour après jour versées, avaient fini par le combler et il faisait davantage penser à une grande mare… ».
S’il y a du Primo Levi, dans cet itinéraire, entre chien et loup de la vie, on y croise aussi le héros, entre réel et folie du Journal d’un caméléon, précédent livre de Goupil, Cosme Estève, le catalan, ses toiles noires où filtrent, pour ceux qui savent regarder, seulement des lueurs blanches et vertes, ou encore Zenon, l’alchimiste de Yourcenar, celui qui disait « l’important, maintenant, était de recueillir le peu qu’il filtrerait du monde avant qu’il fît nuit ».
Au bord de quelle eau, finira cette étrange, immense déambulation de vie apparente en vie des profondeurs de soi, de souvenirs en vrac en mémoire ineffaçable. Une vie (à moins qu’une simple existence) tenant dans un dé à coudre, ou bien une baignoire : « une dernière fois, elle a fixé le numéro qui tatouait son avant-bras. Puis elle s’est forcée à respirer profondément ».
Martine L Petauton
Traverser la Seine de Didier Goupil (135 pages) – Le Serpent à plumes
Didier Goupil © Sophie Bassouls