Murray Perahia ou l’humanisme fait musique
Grâce à une direction artistique commune, Les Grands Interprètes et Piano aux Jacobins ont invité un artiste rare et précieux, le pianiste d’origine américaine Murray Perahia. Cet artiste est un des plus profonds et des plus humain actuel. Il semble ne pas céder à la pression du toujours plus et du plus vite possible. Son répertoire est harmonieux, patiemment construit non vers davantage d’œuvres mais vers un approfondissement vers plus de beauté.
Il a su rencontrer et être apprécié des plus grands. Pour n’en citer que deux : Pablo Casals l’humaniste et Wladimir Horowitz pianiste sublime. De plus, il est aimé des plus grands et des plus rares, comme son ami Radu Lupu. Le programme de ce soir d’une immense profondeur a été bâti autour des compositeurs majeurs de son répertoire. De Haydn, il a choisi les variations qui sont écrites dans l’après-coup de la mort de Mozart, son fils choisi, son frère en musique. Avec une pondération exacte, Murray Perahia a développé un propos d’une grande concentration, dans un son mordoré avec des élans de notes piquées comme une âme qui s’envole. Haydn savait sortir trop rarement du « joli et poli », et sous les doigts magiques de Perahia, toute une profondeur insoupçonnée a irisé de beauté cette pièce.
Mais le plus beau restait à venir avec la sonate en la mineur K310. Nous avons écouté deux fois cette sonate durant ce festival et heureusement, Perahia a été le dernier. On ne peut imaginer interprétation plus aboutie. Les doigts capables de la plus grande douceur comme de la plus grande fermeté, les nuances subtilement amenées, le rythme assoupli sans faiblesse, et surtout des phrasés admirables de beauté. Le mouvement lent a été si chantant, si profond. Cet hommage probable à la mère du compositeur, morte autour de la composition de cette sonate, la seule en mineur de Mozart, ne peut aujourd’hui trouver interprète plus sensible.
Le Mozart de Perahia, dès ses premiers concerts et enregistrements dans les années 70/80 (ses concertos enregistrés en une intégrale patiente restent mes préférés), est incomparable de synthèse des éléments de « Sturm und Drang » et de joie de vivre contenus dans la musique du divin Mozart.
Les quatre pièces de Brahms de ses derniers opus pour le piano sont remplies de réminiscences et de mélancolie. La richesse harmonique, la complexité de composition, la liberté formelle, sont du Brahms expérimentateur de presque toutes les possibilités du piano. Là aussi c’est la synthèse, l’harmonie entre ses divers aspects qui font la grandeur de l’interprétation de Perahia. Les moyens pianistiques sont fabuleux et les doigts semblent toujours capables d’aller plus loin. Seule la retenue de l’interprète modère les emportements auxquels de plus « jeunes » pianistes ne savent résister. Les paysages intérieurs suggérés sont d’une profondeur toujours plus troublante. Un Brahms lumineux et encore subtilement amoureux de la vie.
Une « leçon de philosophie » en musique.
Un pas de plus est franchi dans ce sondage des sentiments intérieurs avec la sonate « Hammerklavier » de Beethoven en deuxième partie du concert.
Nous l’avions écouté sous les doigts athlétiques de Nelson Goerner sans être convaincu.
Avec Perahia, homme d’immense culture qui sait placer chaque compositeur dans son monde, Beethoven est sous ses doigts, le démiurge puissant qui sombre dans la surdité au monde extérieur mais qui développe dans son écriture des confessions inouïes.
Un Beethoven au toucher clair comme dans Mozart, sombre et puissant, sans jamais la moindre dureté ou violence. On se demande en écoutant Perahia comme il lui est possible de rester toujours élégant et concentré avec une telle intensité expressive. Comme une image d’un idéal Patricien, ou même Athénien, philosophe capable de distance pour mieux être empathique avec les émotions contenues dans de simples notes de musique. Le langage musical prend tout son sens avec Murray Perahia. Les mots sont peu capables de rendre compte de cela… Le premier mouvement développe des nuances incroyablement creusées, un rythme toujours relancé et toujours dans cet admirable son clair et harmonieux. Le deuxième mouvement a comme la légèreté d’un rêve d’avenir heureux. Cette construction originale nous conduit lors du troisième mouvement, sans possibilité de distanciation, à percevoir le désespoir et la volonté de tenir d’un musicien sourd qui se concentre sur son monde intérieur si riche en ombres. Une âme aux prises avec les déceptions du réel qui s’arc-boute pour résister au désespoir qui se développe sans relâche. Bien souvent les larmes piquent au bord des paupières… Ce voyage dans l’intime nous brise. Et le final si long si puissant construit une fugue vers la lumière de l’âme qui ne peut se résoudre au néant et aspire à la beauté.
Murray Perahia est plus qu’un grand interprète c’est un immense artiste humaniste.
Il a su faire comprendre avec tact au public ravi mais comme toujours avide de plus, toujours plus, qu’aucun bis ne devait défaire ce concert si bien construit se terminant sur une leçon de philosophie en musique.
Hubert Stoecklin
Compte rendu concert ; Toulouse ; Halle-aux-Grains, le 26 septembre 2016 ; Joseph Haydn (1732-1809) : Variations en fa mineur, Hob. XVII.6 ; Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) : Sonate pour piano en la mineur K.310 ; Johannes Brahms (1833-1897) : Ballade en sol mineur, opus 118, n°3 ; Intermezzo en do majeur, opus 119, n°3 ; Intermezzo en mi mineur, opus 119, n°2 ; Intermezzo en la majeur, opus 118, n°2 ; Capriccio en ré mineur, opus 116, n°1 ; Ludwig Van Beethoven (1770-1827) : Sonate pour piano n°29 en si bémol majeur Op.106, dite « Hammerklavier » ; Murray Perahia, piano.