La 12ième de Dimitri Chostakovitch, terrain d’affrontement entre le maître incontesté, Valery Gergiev, et le futur maître… incontesté ? Tugan Sokhiev
Les hasards de calendrier font, qu’en effet, Tugan Sokhiev dirige l’ONCT, le vendredi 17 février, avec cette symphonie au programme en deuxième partie. Auparavant, c’est le Concerto pour piano de Robert Schumann, véritable “bête de concert“, confié aux doigts d’ Elizabeth Leonskaja, artiste russe aussi affable que talentueuse, une habituée du Festival International Piano aux Jacobins.
Le 12 mars, artiste incontournable du cycle “Grands Interprètes“, Valery Gergiev dirige l’Orchestre du Théâtre Mariinsky de Saint-Petersbourg. En amuse-gueule, ce sera donc cette 12ième, puisque le plat de résistance, c’est la Symphonie n°5 de Gustav Mahler, soixante-quinze minutes pour célébrer le triomphe de l’Homme et du Créateur sur la douleur et sur la mort. Diriger deux heures de musique n’est pas chose qui peut effrayer notre chef russe, ce véritable « poète du feu ».
Mais revenons sur cette fameuse 12ième de Chostakovitch, bien peu souvent exécutée dans les salles de concert. On lui préfère la 4ième, la 8, la 10 bien sûr. Elle arrive après la Onzième Symphonie dite « l’année 1905 » et sera baptisée “1917“, créée le 11octobre 1961 à Moscou. A l’année 1905 succède donc l’année 1917 autour du personnage de Lénine. Certains ne vont pas être tendre avec cette nouvelle partition, plutôt déconcertante, la trouvant vide d’intensité, de force tragique, d’émotion. C’est à se demander si le compositeur n’a pas voulu à sa manière se rebeller, n’ayant pas d’autres moyens que les portées sur lesquelles il peut s’épancher, exorciser, se révolter. En effet, il s’est produit alors un fait extraordinaire et déroutant dans sa vie, se rajoutant à une déjà longue liste de “couleuvres“ à avaler : en juin 1961, il est contraint d’adhérer au Parti Communiste afin d’occuper le poste de Président de l’Union des Compositeurs de Russie, sous la poussée d’un certain Nikita Khroutchev. Pour répondre en tant qu’homme et artiste à cet enrôlement quasi-obligatoire, ce seront les symphonies n° 13, 14 et 15.
Cette symphonie n°12 est indéniablement une commande dédiée à la mémoire de Vladimir Illitch Lenine, écrite sans grande conviction.
C’est donc le rôle finalement effacé joué par par Lénine, de “deus ex-machina“ pendant la Révolution d’Octobre de 1917 qui apparaît.
Les sous-titres parlent d’eux-mêmes. Les quatre mouvements se jouent sans interruption. Après le “Revolutionary Petrograd“, ample allegro symphonique dans une dynamique presque constamment fortissimo, c’est “Razliv“ évoquant une localité au nord de Petrograd où coule une petite rivière souvent en crue – quand on sait que razliv veut dire en russe, crue, débâcle !!! – où Lénine se réfugiait et d’où il suivait les évènements révolutionnaires dont il jouera l’acte final en arrivant dans la ville en rébellion par la fameuse “gare de Finlande“.
Le troisième mouvement, un allegro, s’intitule Aurora, du nom de ce fameux cuirassé dont la salve donna le signal de l’assaut du Palais d’Hiver. Il constitue le point culminant de l’œuvre et présente une progression caractéristique depuis un pianissimo à peine audible jusqu’au tutti fortissimo. Enfin, le quatrième, qui demanda de longs mois de gestation, Chostakovitch étant vraiment peu inspiré, “The Dawn of Humanity : l’istesso tempo“ dépeint très complaisamment cette aube enfin éclairée par le communisme triomphant !
Chostakovitch déclarera à la radio : « Je voulais que la Douzième Symphonie soit terminée pour le XXIIè congrès du PCUS. Et j’y suis parvenu. Je suis arrivé à terminer ma symphonie en ces journées historiques de notre patrie. » !! Symphonie achevée d’accord, non sans mal, et pas un chef-d’œuvre assurément, plutôt une sorte de pied-de-nez aux instances dirigistes.
Quelques mots sur Dimitri Chostakovitch
Qui peut me réconforter dans ma détresse ? Jérémie – Les Lamentations
Enfouie sous contraintes et persécutions, l’existence de Dimitri Chostakovitch aura été entièrement fidèle à la terre russe. Malgré la terreur psychologique institutionnalisée par le régime soviétique, le dernier Géant de l’écriture symphonique laisse une œuvre considérable universellement reconnue.
La noirceur impitoyable des artistes allemands des années 1920 aurait-elle traversé les frontières pour imprégner insidieusement puis de façon définitive l’esprit de Chostakovitch? Aurait-il connu les dessins d’un Max Beckmann, ou George Grosz, ou Otto Dix au compte rendu impitoyable de la réalité? Auraient-ils pu servir de terreau fertile sur lequel le sens du tragique du jeune musicien russe n’a pu que s’épanouir? Un sens du tragique dont les prémices sont déjà parmi les premières œuvres comme la Deuxième Symphonie, dite “Octobre”, l’Age d’or ou Le Boulon?
En travaillant pour le metteur en scène Meyerhold, en coopérant avec Maïakovski, le “poète de la Révolution” et en côtoyant les fondateurs du cinéma soviétique, Chostakovitch, en toute candeur, va nouer inévitablement des rapports de collaboration avec le pouvoir. Depuis son premier opéra Le Nez, achevé en 1928, écrit d’après la nouvelle fantastique et drôlatique de Gogol, le Kremlin le fixait avec attention, le considérant déjà comme le futur compositeur officiel idéal, que le régime emploierait selon son bon vouloir.
Le « talent créateur stupéfiant », « l’un des plus grands espoirs de l’art » est déjà récupéré. L’accueil mondial favorable à sa Première Symphonie n’aura pas eu que des avantages. Progressivement, le jeune prodige “Mitia” va saisir la nature du lien qui l’attache au pouvoir politique. Il n’a pas su prévoir son état d’aliénation mis en place par l’édification, telle un rouleau compresseur, d’un système politique totalitaire menant tout droit à l’institution d’une esthétique unique.
Pour les dirigeants politiques d’alors, la manifestation d’une ambition sans mesure et la gloire ascendante d’un seul individu ne sont pas tolérables. A la fois jaloux et craignant comme une forme de débordement, ils doivent s’employer à étouffer une telle personnalité.
Chostakovitch par son talent de compositeur reconnu tout de suite au-delà des frontières, s’évitera le sort d’un Kirov, assassiné en 1934 dont le seul reproche : Etre un chef révolutionnaire communiste susceptible de fomenter un complot. Il ne subira pas, non plus, “la tragédie de Gorki”, sa famille étant sans intérêt pour quelque dirigeant de l’état, ses membres et lui-même ne seront guère de dignes héros d’Euripide. D’autres, poètes, hommes de théâtre, auront le “mauvais goût” d’avoir quelque talent. Ils meurent, assassinés, ou très rapidement, en camps divers, eux, ou l’un ou des membres de leur famille, pris au hasard.
Miraculeusement épargné, Chostakovitch sera informé au quotidien de ces événements tourbillonnants. Le tabac, l’alcool ne pourront calmer de terribles crises d’angoisse qui le précipiteront vers les premiers handicaps physiques, et la maladie.
Enfant d’une idéologie en laquelle il crut et qu’il servit, il fut à son tour trahi par elle.
Homme toujours sincère, mais surtout doué de sincérités successives, assurément, Chostakovitch n’a pas eu qu’un parcours bordé de roses sublimes. Chaque fleur avait sa tige plutôt vigoureuse mais passablement recouverte d’épines, ou pour le dire autrement, comment créer une multitude d’œuvres, dans tous les domaines musicaux, sans cesse sous la pression nocive de fonctionnaires “cultureux”, ou, comment paraître soumis pour mieux contourner les oukases, ou se cuirasser pour que glissent sarcasmes et injures, humiliations, menaces.
En un mot, comment “sauver sa peau”? Ironie, humour, dérision, sarcasme, voilà heureusement des armes dont il fera usage tout au long de sa vie, sans répit, armes salvatrices pour un esprit créateur reconnu de génie.
« L’histoire, aujourd’hui, se substitue aux événements. La mort, déjà, avait dépouillé Chostakovitch des oripeaux trouvés au vestiaire de l’opinion publique. Dans une nouvelle clarté, le compositeur avance, front large, regard perçant, traversant le miroir sans sarcasme, sans grimaces, sans effroi. Celui qui chanta l’utopie, l’aube et la nuit, le rebelle consentant, le soumis des lendemains enlisés, l’apôtre des renouveaux perdus et toujours resurgis, le voilà bien, Chostakovitch. D’autant plus présent qu’il est désincarné, affranchi, intouchable, acteur, juge et témoin d’une longue odyssée. Le voici, de retour, survivant de la traque et rendant compte. Par l’œuvre, par l’humour, par l’éclat, par le silence. De retour, » Chosta » est vivant ! » Guy Erismann, Philippe Gavardin, François Pigeaud.
Michel Grialou
Réservation Orchestre National du Capitole
photo Tugan Sokhiev © Patrice Nin
photo Valery Gergiev © Alexander Shapunov