Révélation de la rentrée littéraire, la scénariste et réalisatrice Négar Djavadi nous livre son premier roman, Désorientale, un récit captivant où se mêlent vérités et fictions, humour et mélancolie, mémoire et identité…
Dans quelques heures, Kimiâ Sadr sera peut-être enceinte. Comme toute femme ayant un jour attendu qu’on l’appelle pour enfin procéder à une insémination artificielle, ses pensées tournoient. Sans doute est-ce à cause du temps qui semble filer interminablement, ou bien est-ce la neutralité de cette salle d’attente d’hôpital qui y est propice. Kimiâ va nous entraîner avec elle dans les méandres de ses racines sur 3 générations, jusqu’à aujourd’hui, ce tube de carton entre les mains. De son arrière-grand-père Montazemolmok, seigneur féodal perse aux 52 épouses, en passant par ses parents, intellectuels iraniens contestataires des régimes successifs du Shah et de Khomeiny, jusqu’à son propre exil en France à l’âge de 11 ans, c’est une fiction digne des Mille et Une Nuits qu’elle nous narre avec autant de simplicité que d’originalité.
C’est dans le Téhéran des années 70 que grandit Kimiâ Sadr auprès de ses deux grandes sœurs et de ses parents Darius et Sara. Entourés des grands-mères, Nour et Emma, des oncles qu’on numérote et d’amis proches, les Sadr auraient pu ressembler à n’importe quelle famille iranienne. C’était sans compter sur l’histoire familiale ponctuée d’expatriations et sur le combat idéologique que les parents de Kimiâ, opposants politiques notoires, mènent avec bravoure. À compter de la première action dissidente de Darius, cette lettre sans détour adressée au Shah, ces parents-libres-penseurs seront surveillés, traqués par la Savak et verront leur vie de famille entrecoupée de « planques » et d’arrestations. Angoisse, terreur et fol espoir deviennent ainsi le quotidien de ce foyer baigné d’amour jusqu’à l’inéluctable exil vers la France, terre promise s’il en est pour les Sadr qui en ont toujours rêvé. Tous, sauf Kimiâ dont la singularité se manifeste dès le plus jeune âge. Elle qui aurait dû naître garçon, comme l’affirme la superstitieuse grand-mère Emma, Arménienne qui tire ses prédictions de la lecture du marc de café. Cette nouvelle vie européenne marquera pour la préadolescente une étape aussi douloureuse qu’indispensable à sa quête identitaire : de la « désintégration » à l’intégration, elle se trouvera en chemin…
« Rien ne ressemble plus à l’exil que la naissance. »
Kimiâ et ses sœurs, chacune à leur manière, se construisent entre les codes de la France et la culture iranienne héritée de leurs ancêtres. À la fois société d’hommes où les femmes ont pour vocation d’enfanter et où l’homosexualité est niée jusqu’à l’étouffement, mais aussi, monde riche de valeurs fortes comme la famille, l’entraide et l’hyper-interaction entre les êtres. À cet univers fourmillant de vie, de bavardages et d’anecdotes, Négar Djavadi oppose une France aussi froide qu’individualiste qui deviendra leur nouvelle patrie. Désorientale, c’est aussi le récit d’une deuxième naissance, celle par laquelle Kimiâ façonnera son identité entre son héritage iranien et ce Nouveau Monde dans lequel elle peut enfin être « une ».
« Élevée dans une culture où la communauté prime sur l’individu, jamais auparavant je n’avais ressenti de façon aussi tangible que j’existais. J’avais enfin la sensation de tenir ma vie entre mes mains. »
Mais le fil rouge de cette fiction est certainement la grande soif de liberté qui prédomine dans l’esprit des Sadr, ces insoumis, et dans celui de la jeune narratrice qui renaîtra auprès de la culture rock en lesbienne branchée qui peut enfin « exister » dans cette nouvelle vie. Elle bouclera finalement la boucle en se battant elle-même pour devenir mère et suivre ainsi la raison d’être des femmes de son passé.
Négar Djavadi accomplit ici un tour de force : nous conter l’Iran d’hier et la France d’aujourd’hui sans jamais tomber dans le pathos, ni même dans le cliché. Elle nous offre une « dramédie », comme elle la nomme, pleine de pudeur et de sobriété. Ainsi, c’est avec justesse et subtilité qu’elle dépeint dans cette fiction aux inspirations autobiographiques les caractères de ses personnages, tantôt secrets, tantôt loquaces, toujours liés et pleins d’amour. Alors que sa narratrice fuit les amalgames et refuse d’entrer dans des cases, l’auteure se soustrait avec brio au drame mielleux et désespéré. En bonne enfant du 7e art, elle joue avec les images et partage avec nous son œil aiguisé dans ce roman à la narration aussi peu linéaire qu’elle est visuelle, subtilement agencée en scènes familiales marquantes. Pas besoin de préciser que la romancière est une habituée des jeux scénaristiques. Astucieusement « déstructuré » en récits enchâssés, son premier roman parle de lui-même. À l’image des contes perses, ces petites histoires sont autant de digressions qui tiennent habilement le lecteur en haleine jusqu’à la fin. D’une plume tout à la fois fluide comme une onde et d’une impertinente modernité, Négar Djavadi nous livre des sentiments bruts qui soulèvent autant de réflexions sur la richesse de la transmission et la douleur du déracinement que sur des thèmes d’actualité comme la Procréation Médicalement Assistée, l’homosexualité et la construction identitaire.
Aude Boisselet
Désorientale de Négar Djavadi – Editions Liana Levi (352 pages)
Négar Djavadi © Philippe Matsas / Opale / Leemage / Editions Liana Levi