C’est le grand choc bien sûr, le grand événement, comme chaque année, avec l’œuvre lyrique programmée en ce lieu. L’Auditorium va, à n’en pas douter, afficher complet sur les deux dates, le 6 et le 8 août. Dernier opéra de Puccini, son chant du cygne, inachevé par lui-même, Turandot est programmé pour la première fois au Festival dans une nouvelle production de Mario Gas, la mise en scène étant confiée à Paco Azorin, et la direction musicale à Giampaolo Bisanti.
Mais, très important, et le Directeur du Festival, Mr Oriol Aguilà y tient beaucoup, c’est le troisième opéra peaufiné dans les ateliers de l’Alt Empordà.
Voir mon article-annonce du Festival d’il y a quelques semaines.
Le 15 juillet, avait lieu le Festival de voix pour le 30ième anniversaire, superbe gala animé par cinq superbes voix connues de tous les habitués des théâtres et scènes lyriques, cinq artistes qui se sont succédés pour interpréter arias et duos de Giordano, Massenet, Puccini, Verdi et Rossini, accompagnés par l’Orchestre Symphonique de Barcelone et national de Catalogne (OBC), tous les musiciens dirigés par la baguette enthousiaste et impérieuse d’un jeune chef à la carrière fulgurante, un certain Daniele Rustioni. Les ouvertures d’opéra données ne laissaient place à aucun doute, menées sans faiblir, de même que les accompagnements de Voix plus que confirmées. Mais, sachez que ce jeune chef italien de 33 ans a été nommé nouveau chef permanent de l’Opéra de Lyon, et qu’il a déjà quelques réussites de direction d’opéras à son actif. On l’attend avec grande impatience aux Chorégies d’Orange dans quelques jours pour la direction de La Traviata, opéra qu’il a déjà dirigé l’an passé au Staatsoper de Berlin.
Toutes les Voix méritaient leur lot d’applaudissements dans cet exercice délicat qui est de se succéder dans une aria ou un duo dans lequel il faut “rentrer dedans“ dès la première syllabe.
Mais qu’il me soit autorisé de citer en premier une artiste plus, disons, récente, Sondra Radvanovsky. On comprend tout de suite le pourquoi d’un tel enthousiasme qu’elle déclenche pour n’importe quel opéra abordé !! Un Vissi d’arte, à genoux. Aussi stupéfiante toujours, sa consœur Eva-Maria Westbroek dont le “Pace, pace…“ nous laissera sans voix tout comme son duo de l’acte IV d’André Chénier avec Marcelo Alvarez. Voilà un ténor qui a encore de belles années devant lui. Son homonyme et prénommé Carlos, baryton, ne fut pas en reste, et sut tenir la dragée haute en Comte de Luna à la Leonora de Sondra dans un extrait d’Il Trovatore. Ambrogio Maestri, non distribué au départ, concluait brillamment ce panel de Grands de la scène lyrique. Son Gérard d’André Chénier a fait trembler les travées de l’Auditorium, tout comme son duo de Falstaff avec Carlos Alvarez.
Une très belle soirée de gala lyrique due aux talents présents mais aussi à l’enthousiasme du “patron“ des opérations, le chef d’orchestre Daniele Rustioni.
Le lendemain, c’était aussi une très belle soirée sous le signe de la danse avec Ailey II The Next Generation of dance, la compagnie de jeunes danseurs, adossée au prestigieux Alvin Ailey American Dance Theater. La troupe a offert ses dernières créations qui prouvent que la continuité est assurée et qu’un fil indicible est toujours présent, non rompu avec le passé et les premiers instants de la troupe. En deuxième partie, Revelations d’Alvin Ailey, œuvre mythique s’il en est, datée de 1960, toujours aussi bouleversante, ayant acquis au fil du temps, le label d’œuvre intemporelle et définitive, se hissant jusqu’en haut des ouvrages dansés pour se retrouver côte à côte avec des Giselle et Coppelia. Elle était donné ici sous la direction artistique de Troy Powell.
Mais revenons à Giacomo Puccini. Pour interpréter la Princesse Turandot, il faut une VOIX, d’abord, capable d’aigus meurtriers, et ensuite un jeu de scène tout dans regards et gestes mesurés mais définitifs. La princesse n’est pas une harpie. Grande soprano dramatique, Irene Theorin doit emporter le lot. N’a-t-on pas lu sur elle, au sujet de ses interprétations d’héroïnes straussiennes, « Le chant peut au choix frapper, trancher d’un coup sec ou s’épancher avec une subtilité déconcertante … ». Mais, elle est reconnue comme étant aussi une grande Brünnhilde, « avec un chant complètement contrôlé dans toutes ses nuances, réussissant à faire de son monologue final (avant l’embrasement) un vrai moment d’intimité. Sa tenue sur la scène en fait un personnage qui impose et s’impose… La voix est, quand il le faut, puissante, les aigus triomphants, mais elle est surtout expressive, colorée, modulée et tire les larmes à la fin. »
Pour le prince Calaf, il faut un ténor qui ne recule pas devant l’immense tâche qui l’attend. Roberto Aronica a donné récemment un Dick Johnson de La Fanciulla del West et s’en est “sorti“ plus qu’honorablement. Il en sera de même ici, surtout si l’on veut bien ne pas ignorer que dans Turandot il n’y a pas que le Nessun dorma. C’est un rôle éprouvant qui ne se résume pas à une aria. Et puis, il y a Liu, le seul gage d’humanité dans cet opéra impitoyable. C’est Maria Katzarava qui va défendre son sacrifice, qui mourra pour celui quelle aime, dont elle a refusé de dévoiler le nom.
On ne néglige pas le reste de la distribution mais on se doit de signaler la lourde tâche qui attend le Coro Intermezzo et son directeur invité José Luis Basso, et l’Orchestre du Gran teatre del Liceu, tous placés sous la direction musicale de Giampaolo Bisanti. . Pour une partition orchestrale qui recèle l’exotisme instrumental le plus complexe et le plus riche de Puccini, dans la fosse, nous avons l’orchestre le plus dense qu’il n’ait jamais employé. Il y a en fait deux orchestres, dont le second joue en coulisse. Dans aucun autre de ses opéras précédents, l’orchestre ne joue un rôle aussi actif que dans Turandot.
L’ensemble principal comprend des cordes, des bois par trois, quatre cors, trois trompettes, quatre trombones ! une harpe, un célesta, des timbales et tout un ensemble de percussions avec divers tambours, cymbales, triangle, glockenspiel, xylophone, gongs chinois et cloches tubulaires. Ne pas oublier que Turandot est une princesse chinoise dans la fable et dans le livret !! et qu’il faut rendre certaines sonorités de la musique… chinoise.
L’orchestre en coulisse comprend pour sa part, des cuivres, deux saxophones, des percussions et un orgue. On le retrouvera surtout dans les scènes de cour aux actes II et III. Repérez le chœur mystérieux des garçons doublé par les deux saxos pleins de nostalgie. On peut aussi s’intéresser aux associations particulières de certains instruments avec des personnages. Ne ratez pas une miette de cette partition orchestrale extraordinaire, et d’autant plus pour l’époque.
Pour cette nouvelle production, on dit qu’elle galope hors des sentiers battus sans pour autant renoncer à l’essence même de l’œuvre : mythologie, magie, sensualité, et orientalisme, toutes choses qui n’avaient pas interpellé le metteur en scène de cette malheureuse Turandot donnée sur la scène du Capitole en juin 2015, et dont on taira le nom du forcené responsable. Un « spectacle à la fois contemporain mais essentiellement puccinien » selon le metteur en scène Mario Gas. Il ajoute : « Dans cet opéra, Puccini définit mélodiquement les conflits et les situations comme personne et de façon magistrale. Il dessine des personnages énigmatiques comme Liu, qui se sacrifie par amour, ou terribles comme Turandot elle-même. »
Deux soirées donc, et pas une de plus au cœur de l’Auditorium du Domaine de Castell Peralada.
Quelques mots sur l’œuvre.
Ce drame lyrique en trois actes s’appuie sur un livret difficilement mis au point par Giuseppe Adami et Renato Simoni, au vu des exigences mouvantes du compositeur, livret tiré d’une fable dramatique, soit l’une des dix fiabe drammatiche de Carlo Gozzi et s’intitulant Turandotte.
Giacomo Puccini, à propos de Turandot : « Je dois jeter les maquillages du sentimentalisme et de la sensiblerie facile. Je dois émouvoir, mais sans rhétorique et capter l’émotion du public en faisant vibrer ses nerfs comme les cordes d’un violoncelle. »
Turandot se distingue des autres opéras de son compositeur par son sujet – un mélange peu commun, mais très subtil, de tragédie, de comédie grotesque et de conte de fées fantastique. Le Turandotte de Gozzi, ce concurrent reconnu de Goldoni, est une tragi-comédie sûrement inspirée d’une légende d’origine persane. Turandot, de Turan, dénomination persane de Turkestan. Le thème principal est celui de la guerre des sexes – l’homme poursuivant sans répit la femme qui, à la fois, désire et refuse d’être conquise. Dans la légende, ce thème est illustré par la princesse chinoise qui dresse les plus terribles obstacles avant sa capitulation finale. Cette ambiguïté est clairement symbolisée par Turandot : d’abord cruelle jusqu’au sadisme, puis ardente et aimante, elle est agitée d’impulsions contradictoires et pourtant complémentaires, tout comme Calaf et les autres prétendants, 99 déjà décapités, sont poussés par l’ambivalence Eros-Thanatos que certains savent si bien décrire.
Le personnage qui incarne essentiellement l’esprit barbare de la Chine légendaire, c’est elle, figure inhumaine et impersonnelle, inaccessible déesse de la destruction, pétrifiant et hypnotisant une foule turbulente sans prononcer une syllabe. C’est elle qui devra traduire dans l’avant-dernière scène, la femme sous l’emprise de l’amour véritable. Del primo pianto saura contraster avec l’épreuve épuisante du In questa Reggia. Auparavant, le glaçon aura commencé à fondre. Une certaine fragilité se percevant déjà dans la scène des énigmes quand les réponses successives de Calaf bousculent et hystérisent la princesse, élément lisible aussi dans la musique qui accompagne la manière dont Turandot pose les questions.
L’œuvre fut créé le 25 avril 1926 à la Scala de Milan, Toscanini au pupitre. Ce soir-là, la représentation se termina sur la scène de la mort de Liù, puis le chef posant sa baguette et se tournant vers le public, fit pour la première fois et la dernière de sa vie une déclaration en public : « A cet endroit, Giacomo Puccini dut interrompre son travail. La mort, en cette occasion, se montra plus forte que l’art. » Elle est présentée comme étant de Puccini mais elle ne l’est pas entièrement. Les esquisses de Puccini servirent à écrire essentiellement l’acte III.
Pour ce faire, c’est le chef d’orchestre Arturo Toscanini qui fit le choix d’un compositeur d’opéra de la jeune génération, Franco Alfano, pas un génie déclaré mais pouvant, avec les éléments élaborés, terminer le travail dans l’esprit de Puccini sans y mettre de trop sa “patte“. Il avait lui aussi projeté d’écrire un opéra sur le même sujet. En effet, le compositeur avait les pires difficultés alors pour finir son opéra, inspiration? fatigue ? Mais surtout, le plus tragique, c’est que venait de s’enclencher depuis fin 1923, le développement d’une tumeur à la gorge qui devait lui être fatale malgré le bénéfice des soins d’alors, à savoir un traitement aux aiguilles de radium. Atroces souffrances au rendez-vous. Lui qui avait écrit les plus belles pages lyriques pour être chantées par les plus grands “gosiers“ mourrait d’un cancer de la gorge, son dernier opéra pas terminé, du moins, le duo d’amour et le final du dernier acte.
Michel Grialou
Festival Castell Peralada
jusqu’au 23 août 2016
Turandot les samedi 06 août et lundi 08 août à 22h00