Réflexions futiles, choses vues et souvenirs inspirés par la ville et ceux que l’on y croise.
Voici quelques jours, vers midi, en passant devant la terrasse du bar Le Crystal situé place Jeanne d’Arc, j’aperçus à des tables distinctes deux anciens camarades de ma promotion de l’IEP de Toulouse. Chacun dissertait avec son commensal à quelques mètres l’un de l’autre. Peut-être même ne se seraient-ils pas reconnus car les promotions comptaient au moins 80 élèves et – selon le cursus suivi – on avait pu fréquenter durant deux ou bien trois ans les mêmes bancs sans être en mesure de se reconnaître une vingtaine d’années plus tard. La coïncidence me fit cependant sourire et j’en revins à l’une de mes idées fixes qui me réjouit : Toulouse est un village dont nombre d’habitants ne bougent peu ou guère. On peut les retrouver ça et là, les cheveux un peu plus gris ou clairsemés, les hanches un peu plus enrobées, mais ils sont fidèles au poste. Rien ne change vraiment, sauf des détails : le temps qui passe et qui nous emportera tous.
Une centaine de mètres plus loin, devant la terrasse du restaurant R4, entre la place Jeanne d’Arc et le début de la rue Raymond IV, je fus hélé par Guillaume qui déjeunait avec Frédéric. Tous trois, nous avions passé notre maîtrise d’Histoire sous la tendre et exigeante férule du même professeur. Guillaume, je l’avais revu à l’occasion, tous les deux ou trois ans, le temps d’un déjeuner, voire d’un dîner, ou d’une rencontre inopinée dans les rues de la ville où, comme moi, il résidait toujours. Frédéric, en revanche, je ne l’avais plus vu depuis près de vingt-cinq ans. Je le reconnus instantanément. La conversation reprit naturellement, mais avec un léger décalage entre Frédéric et moi, mais sans qu’une gêne quelconque ne s’installe. Nous échangeâmes, nous badinâmes, nous nous dîmes au revoir. C’était bien.
L’un des mérites, longtemps attribués aux réseaux sociaux et, avant eux, aux premiers sites de rencontre parmi lesquels « Copains d’avant » (dont un autre ami, issu lui aussi de ma promotion de l’IEP, participa à l’élaboration), était de permettre à des individus que les « aléas de la vie » – selon l’expression consacrée – avaient séparés de se retrouver bien des années plus tard. Mouais… Quelques histoires colportaient le mythe, mais j’ai toujours eu du mal à croire à cette légende. Car pour se perdre de vue, il faut être au moins un, voire deux. À l’exception de tragédies heureusement assez rares sous nos latitudes hexagonales (guerres, exodes, exils, séparations de familles…), le fait de ne plus côtoyer une personne qui fût un proche résulte dans 99 % des cas d’un choix délibéré de l’un des deux ou des deux. Réfléchissons un instant : sauf quand plusieurs milliers de kilomètres nous séparent (mais des moyens de communications même archaïques nous aident à surmonter cet obstacle : lettres, coups de fil…), il est difficile voire impossible de ne pas rester en contact avec une personne – du moins tant que cette volonté est partagées.
Aux milliers d’« amis » artificiels et parfois jamais rencontrés dans la « vraie vie » offerts par les réseaux numériques, je préfère le hasard, le destin, peu importe le nom que chacun donne à cette magie ordinaire de la vie sur terre. L’autre jour donc, en l’espace de cent mètres, j’ai revu de manière furtive ou à peine plus approfondie quatre personnes avec lesquelles j’avais connu voici plus de vingt ans des moments anodins et d’autres inoubliables. Je ne sais pas quand ni même si je reverrai Frédéric. Peu importe. Rien ne nous enlèvera ce que nous partageâmes. Des rires, des insolences, des lectures communes, des ivresses, l’innocence de la jeunesse à l’arrêt des autobus à soufflets nous menant alors vers la faculté.