Réflexions futiles, choses vues et souvenirs inspirés par la ville et ceux que l’on y croise.
L’un des petits plaisirs du marcheur urbain est de glaner au fil de ses déplacements des « citations », des phrases entendues dans la bouche de nos voisins passants qui, parfois, résument une situation très concrète, ont l’allure d’un aphorisme ou encore sollicitent notre imagination. L’usage forcené du téléphone portable dans les lieux publics favorise naturellement ce « chapardage » en forçant même ceux qui n’y tiennent pas à s’immiscer dans l’intimité de leurs contemporains.
L’autre matin, rue Alsace, deux extraits de dialogues ainsi entendus m’ont fait sourire. Le premier était l’œuvre d’un homme, accompagné d’un autre, dont la tenue pouvait laisser supposer une profession d’artisan. Dans son téléphone, il disait : « Il ne sait rien faire… Bon, et en plus, il ne comprend rien… » Il est à craindre que l’individu en question n’ait pas (n’ait plus ?) un grand avenir dans son entreprise. Un peu plus loin, une jeune femme s’exclamait toujours dans son téléphone portatif : « C’est un plan belle-mère ! Les plans à la con ! » Les clichés ont la peau dure et je vérifiais là que l’animosité supposée entre les belles-filles et leurs belles-mères n’est pas une légende urbaine.
On nous passera la banalité ou l’insignifiance des propos rapportés. Il faudrait les lire avec leur ton, c’est-à-dire les entendre, pour en apprécier le sel. Les terrasses des cafés sont également un lieu privilégié pour surprendre des bribes de conversation. Je n’ai jamais oublié une tirade entendue à la fin des années 90 sur la terrasse intérieure d’un bar se nommant à l’époque le Why Not Café et situé rue Pargaminières. Deux jeunes filles, sans doute des étudiantes, échangeaient quand je pris au vol tout le mal que l’une d’elle pensait du Rouge et le Noir : « Quel con ce Julien Sorel ! Je ne le supporte pas… » Je me gardai d’intervenir pour rétablir le respect dû, selon moi, à Stendhal et à Julien Sorel car je ne pus m’empêcher de voir paradoxalement dans cette franche colère envers un personnage imaginaire une manière d’hommage inconscient à son créateur.
À l’heure où Facebook et d’autres instruments de surveillance et de localisation permanentes permettent à leur utilisateurs de suivre en temps direct les mots ou les images diffusés par leurs amis, leurs proches, les amis de leurs amis ainsi qu’une foule d’inconnus, tout en ayant la possibilité de les dupliquer indéfiniment dans l’espace numérique ; la pratique que je qualifierais de « l’oreille tendue dans la rue » me semble posséder une autre noblesse. Elle ne cherche rien en particulier, elle n’espionne pas, elle ne dénonce pas. Elle se contente d’enregistrer dans une mémoire humaine, limitée et promise à l’effacement à l’inverse des capacités propres aux machines modernes, quelques mots saisis par hasard.