Réflexions futiles, choses vues et souvenirs inspirés par la ville et ceux que l’on y croise.
À quel moment des commerces jusque-là assez « triviaux », liés principalement aux nobles mais ordinaires satisfactions du manger et du boire, se sont-ils mis à ressembler à des bijouteries, des galeries d’art ou autres magasins de luxe ? Dans mon souvenir, je dirais que c’est une célèbre entreprise vendant des capsules de café qui donna le ton – du moins à Toulouse. Décors ouatés, vigiles, hôtesses d’accueil, coin salon permettant si besoin au client de déguster un nectar, capsules exposées derrière des vitres tels des bijoux : rien ne manquait à la panoplie censée faire accéder le consommateur à un mode de vie enviable, à un objet précieux à la portée cependant de presque toutes les bourses.
À Paris, ce procédé marketing s’imposa aussi dans des boucheries, des boulangeries et des pâtisseries. Comme d’habitude, il fallut attendre quelques années pour que la mode gagne la province, mais Toulouse est désormais pourvue dans le registre de ces établissements habillant la banalité du service proposé – acheter un bout de viande ou un gâteau – derrière un apparat inattendu. La tendance épousa un phénomène plus profond : la nouvelle vogue auréolant les métiers dits de bouche. Longtemps, et injustement, les très estimables professions de boulanger, boucher ou même chef cuisinier furent considérées comme ringardes, réservées à des manuels n’ayant pas eu la capacité de faire de hautes études… Préjugé absurde, mais à la peau dure que la télévision, et les médias en général, balayèrent voici quelques années. Dorénavant, les chefs, les bouchers, les pâtissiers, voire les vignerons (on en passe) sont des stars comme les autres. Il s’agit donc de les parer des codes et des attributs réservés aux plus anciennes élites.
Plus une chose s’éloigne de la réalité vécue et plus ses représentations falsifiées prolifèrent : telle pourrait être l’une des leçons tirées de La société du spectacle de Guy Debord paru en 1967 et d’une actualité insolente. Aujourd’hui, les discours officiels sur la consommation prônent l’authenticité, le terroir, la nature, le durable, l’origine contrôlée, le local, mais ces notions s’éloignent toujours plus de nos existences concrètes.
Cette mode déguisant boucheries ou pâtisseries en boutiques de luxe, certes réservée à une marge et une avant-garde, est sans doute promise à vieillir bien vite, à être ringardisée et à être remplacée par une autre mode.
En attendant, la vision de commerces et de boutiques figées « dans leur jus », indifférentes au cours des choses et aux recommandations du marketing, me réjouit. Ainsi, la droguerie Taverne de la rue Saint-Antoine du T – rue largement occupée par des enseignes aussi modernes qu’interchangeables – est une jolie survivance d’un temps où le paraître ne l’emportait pas sur l’être. Le magasin Idrac, à l’angle de la rue des Marchands et de la rue des Filatiers, est également un lieu qui me réjouit. Imperturbable aux commerces voisins proposant de la maille et du tricot branchés, elle affiche des chemises, des cravates, des vestes ou des pantalons pour hommes qui semblent sortis d’un film dialogué par Michel Audiard dans les années soixante. Ces adresses, peut-être même sans le savoir, résistent au nivellement, à l’uniformisation, à la « gentrification » touchant les villes contemporaines. Elles nous ramènent, en toute modestie, à une autre époque où les choses se présentaient sans avoir besoin de mentir sur leur nature. Et c’est sacrément rafraîchissant…