5 ans après So Beautiful or so what, l’ancien complice de Garfunkel revient avec Stranger to stranger, petit OVNI musical résolument tourné vers l’avenir.
Levons d’entrée les ambigüités d’usage : le nouveau Paul Simon ne contient, en germe, aucun tube susceptible de concurrencer American tune, Still crazy after all these years ou Graceland dans le cœur des afficionados – sans parler, évidemment, de Sound of silence ou Bridge over troubled water. Peu importe. A près de 75 ans, Simon reste l’anti-Has-Been absolu ; pas le genre à reprendre San Francisco ou California dreamin’ ad vitam aeternam ! Depuis un demi-siècle, sa carrière a pris la forme d’une métamorphose continue, dont chaque album illustre la dernière évolution en date : peu à peu, les merveilleuses ballades folk des années 60, portées par une mélodie limpide, ont fait place à une pop sophistiquée, mélange hétéroclite de rythm and blues (One-trick pony), de soul (Still crazy after all these years), de rock (Late in the evening) et… du soupçon de folk qui convient (American tune). Par là même, Simon a logiquement délaissé les arrangements millimétrés de sa jeunesse pour se tourner vers une rythmique exigeante, teintée de couleurs africaines (Hearts and bones), brésiliennes (Rhythm of the Saints), portoricaines (The Capeman) ou… américaines (You’re the one). A l’arrivée : un cocktail très personnel, diversement apprécié par les fans des temps héroïques, et une contribution décisive à l’essor de la World Music, dont Graceland constitua l’un des premiers manifestes en 1986. Trente ans plus tard, Simon affiche une ambition intacte, au point de faire la pige à ses jeunes collègues en matière de prise de risque. Considéré, aux côtés de Bob Dylan et de Neil Young, comme l’un des tout premiers songwriters de son temps, il n’a plus rien à prouver, et peut donc entretenir, au gré de ses humeurs, le magnifique arsenal qui a fait sa réputation. La récente sortie de Stranger to stranger confirme cette tendance réjouissante.
Sur la pochette, un superbe kaléidoscope, centré autour de l’œil du chanteur, annonce la couleur d’entrée de jeu : à l’intérieur, un disque et 11 titres – 16 dans l’édition Deluxe – portant la marque de l’inventivité la plus ébouriffante. Paul Simon, épaulé par son « George Martin » personnel, l’indéboulonnable Roy Halee – 82 printemps et cinquante années de collaboration –, n’a pas fait les choses à moitié : 32 musiciens recensés autour de lui, et une kyrielle de noms prestigieux, dont certains – Wycliffe Gordon, Carlos Henriquez, Bobby McFerrin – ne manqueront pas d’éveiller l’attention des fidèles de Jazz in Marciac… Au milieu de ces pointures, Simon, qui prétend ne « pas être un grand instrumentiste », se limite au strict minimum : guitare (6 et 12 cordes), basse, autoharpe, célesta, chromelodeon, glockenspiel, ektara, harmonium, mbira, percussions… l’enfance de l’art, effectivement ! Il faut écouter The Werewolf – morceau inaugural évoquant l’ange de la mort qui guette au tournant – pour mesurer l’ampleur du travail accompli, fruit de cinq années de recherches rythmiques et d’expériences instrumentales. Hurlements de loup, sonneries, cordes de guitare pincées à l’extrême, orgue Hammond, pulsations appuyées, tempo insaisissable, ornements latinos, chœurs doo-wop… n’en jetez plus, vous êtes toujours chez Paul Simon ! Si le melting-pot a de quoi dérouter, la scansion, pleine de fluidité, épouse la mélodie en un fondu parfait, qui désigne immanquablement la patte « simonienne ».
Avec Wristband, une parenthèse légère, aux contours jazzy et funky, s’ouvre sans transition ; la chanson évoque le sort cocasse d’un artiste enfermé dans les coulisses de son propre concert, et qui, faute de bracelet au poignet, se voir refuser l’accès à la scène… Ici, le DJ italien Clap ! Clap ! façonne une rythmique électro percutante, qui fait écho à la belle partie de contrebasse dévolue à Carlos Henriquez. The Clock prend la forme d’un paisible intermède instrumental, construit en crescendo autour d’un « picking » épousant le tic-tac d’une horloge. Dans Street Angel, Clap ! Clap ! reprend la main pour imposer son sens de la pulsation, ordonnée autour d’un « sample » énergique. La force du morceau contraste avec la douceur mélancolique émanant de Stranger to stranger, jolie ballade pop-folk dont les accents rappelleront peut-être aux initiés quelques notes de Sleep slidin’away… La samba In a parade reste de facture classique, mais les sonorités oniriques de Proof of love renvoient au caractère expérimental de l’album : pour enrichir sa panoplie mélodique et rythmique, Simon a exploité les recherches d’Harry Partch (1901-1974), créateur d’instruments baroques destinés à isoler 43 tons sur une même octave… l’atmosphère éthérée, subtile et délicate, qui se dessine à travers le morceau suivant (In the garden of Edie), témoigne d’une aspiration analogue.
Le retour sur terre s’effectue avec The Riverbank, soft-rock académique bâti sur un riff très « groovy ». On savait Simon fan de baseball depuis le couplet dédié à Jo DiMaggio dans Mrs. Robinson. 48 ans plus tard, le petit Paul récidive avec Cool Papa Bell, hommage rendu à une autre légende du sport national yankee. La ligne instrumentale de Mother and child reunion rôde alentour, et les fidèles de longue date sauront assurément l’identifier. La « Partch touch » refait surface dans la berceuse finale, Insomniac’s Lullaby, portée par une tonalité étrange et un accompagnement à l’avenant – une sonnerie de police se fait entendre en guise d’introduction… Les cinq pistes ajoutées sur l’édition « Deluxe » se révèlent anecdotiques : avec Horace and Pete, générique de la web-série éponyme – diffusée sur le site de l’acteur-réalisateur Louis C.K –, Simon prouve, s’il en était besoin, qu’il reste « connecté » aux pratiques culturelles en vogue. Sa voix, son aisance ont résisté à l’usure du temps, et l’ajout d’un couple de chansons – Duncan et Wristand – interprétées au cours d’une récente prestation radiophonique vient rassurer les sceptiques éventuels. Après un dernier intervalle instrumental dissonant, l’artiste prend congé sur un air de folk-rock : New York is my home sonne comme bon vieux blues signés Johnny Rivers ; l’occasion, pour Paul, de croiser un autre routier de la scène américaine – Dion DiMucci –, et de rappeler au passage que les duos, ça le connaît un petit peu… Le 14 novembre prochain, Simon se produira au Palais des congrès, dans un show qui fera la part belle aux extraits de Stranger to stranger. Courrez-y, sans nostalgie !
Alexandre PARANT