Réflexions futiles, choses vues et souvenirs inspirés par la ville et ceux que l’on y croise.
Où sont-ils donc passés ? On les croit ancrés à jamais dans le paysage urbain et, un jour, on remarque qu’ils ont disparu, que le quartier ou la rue qu’ils « habitaient » par leur présence si singulière a été abandonné. Tout est dépeuplé, dirait le poète. Ont-ils changé de décor ? Leur serait-il arrivé malheur ou maladie ? Parfois, après une absence plus ou moins longue, on les retrouve et l’on se sent soulagé.
« Ils », ce sont les « originaux », les marginaux un peu dingos, un peu mendiants. Naguère dans les campagnes, l’expression « fou du village » suffisait à les présenter. Mais dans une ville, comment les désigner ? Ils hèlent, ils alpaguent, ils invectivent ou chantent. Parmi les plus célèbres des rues toulousaines de ces dernières années, le petit homme que nous surnommerons « Get Up » (afin que l’identification soit rapide) s’est taillé une certaine renommée, alternant pas de danse librement inspirés du « Moonwalk » de Michael Jackson, sifflets intempestifs, gestuelle d’agent de la circulation et autres facéties participant à sa popularité. Certes un brin bruyant à l’occasion, notre homme inspirait néanmoins sympathie et indulgence.
Plus agressive de prime abord, la vieille dame – imprégnée d’une foi chrétienne pas toujours portée vers l’œcuménisme et la tolérance (si l’on se fie à quelques-unes de ses diatribes promettant les feux de l’enfer à divers personnages dont, bizarrement, d’anciens présidents de la République) – savait proposer des visages d’une autre nature quand elle cessait d’arpenter le centre-ville (place Saint-Georges, place Esquirol…) en hurlant. En particulier lorsqu’elle quémandait quelques pièces rue Croix-Baragnon, rue bourgeoise où il convient de bien se tenir. Alors, sa voix se faisait fluette, évoquant celle d’une petite fille ou d’une grand-mère prévenante. Il suffisait d’acquiescer à ses recommandations (boire du jus de citron, manger des fruits et des légumes, faire cinq prières quotidiennes, ne pas consommer d’alcool ni de tabac, suivre la voie du bon Dieu…) pour profiter de sa bénédiction.
Si nous parlons d’eux au passé, c’est parce que cela fait longtemps que nous ne les avons pas vus. Où sont-ils donc ?
Ces individus et ceux de leur trempe (nous pourrions en citer bien d’autres d’hier et d’aujourd’hui) – même si nous ne savons rien ou très peu d’eux – participent à la personnalité, au climat, au charme d’une ville. Ils sont de ces figurants sans lesquels la représentation n’est pas complète ni aboutie. Tout le monde les connaît et personne ne sait qui ils sont. Il y a sans doute des drames derrière ces êtres dont la surface sociale semble avoir échappé au cours « normal » des choses, à la vie ordinaire et bien réglée des gens qui rentrent chez eux à l’heure. Ils ont pourtant la grâce, l’élégance ou l’inconscience de n’en laisser rien paraître, ou presque. Ils jouent un jeu, refusent de grandir tout à fait et de répondre aux avis de convocation du réel le plus étroit. Ils refusent l’anonymat des grandes cités et les conventions, ne sacrifient pas leurs humeurs vagabondes. Ils sont en quelque sorte – et en paraphrasant Kerouac – des « clochards célestes ». Veillons sur eux.
illustration : « Fisher King : le roi pêcheur » de Terry Gilliam avec Jeff Bridges, Robin Williams