Réflexions futiles, choses vues et souvenirs inspirés par la ville et ceux que l’on y croise.
La mémoire d’une ville et de ses habitants est une chose fascinante. Pourquoi certaines choses, certains êtres, certains lieux nous marquent tant et pas d’autres ? Bien sûr, tout cela est affaire de subjectivité, de sensibilité, de génération, mais des noms font office de sésame quasi universel. Faites le test de l’épicerie Bourdoncle sur un Toulousain âgé d’au moins trente ans… Si votre interlocuteur reste impassible, ajoutez « rue Saint-Rome » et « odeurs d’épices », et les souvenirs remontent, sortent de leur malle. Ils ne demandaient qu’à s’ébattre, il suffisait de les libérer. L’autre jour, au Tire Bouchon, cela a été immédiat. Certes, nous étions le « cœur de cible » du jeu : quatre Toulousains entre quarante et cinquante ans. La chapellerie Brosson, qui était installée rue Alsace, fonctionne aussi très bien dans le registre du « Tu te souviens ? ».
Ne pratiquez toutefois ce passe-temps qu’en compagnie d’amis choisis ou de gens tolérants car on est toujours un peu suspect lorsque l’on évoque avec regret des choses révolues à jamais. Les motifs d’inculpation – passéisme, archaïsme, nostalgie… – ne sont jamais loin et, avec eux, des accusations plus graves dont le péché de « C’était mieux avant » peut avoir valeur d’excommunication. Aux ravis qui ne jurent que par le présent et qui adulent par principe un futur dont ils ne savent rien, j’ai envie de dire que «c’était pas mieux avant», c’était mieux toujours.
Évidemment, j’exagère, je galège. Mais pourquoi seuls ceux aimant ce qui n’est plus seraient l’objet de moqueries ? En quoi « ce sera mieux demain » est-il moins ridicule que «c’était mieux avant» ? Qu’ils se méfient cependant les modernistes et les dévots du « ce sera mieux demain ». Il n’est pas impossible, qu’à leur tour, dans quelques années, gagnés par la maturité, la fatigue liée à l’obsolescence programmée et la disparition de tout ce qui nous entoure, ils cèdent à la tentation du souvenir et de la nostalgie. Ils se souviendront alors avec émotion du premier Starbucks à Toulouse ou de la boutique où ils avaient acheté leur iPhone 12.
On se méprend souvent sur les nostalgiques. On les brocarde, on les soupçonne de viles pensées. Pour ma part, je préfère cette phrase lue il y a longtemps chez un écrivain trop tôt disparu : « Les gens sont plus gentils quand ils sont en nostalgie. » Oui, il suffit d’écouter une chanson de Charles Trenet – Il y avait des arbres, Cinq ans de marine, Que reste-t-il de nos amours ou Fidèle par exemple – pour s’en convaincre : « Fidèle, fidèle, je suis resté fidèle à des choses sans importance pour vous… »
Mais revenons à l’épicerie Bourdoncle. Un tour sur le Net nous permet d’exhumer un article de La Dépêche daté du 31 mars 1998, signé J.T. et intitulé : « L’épicerie Bourdoncle ferme aujourd’hui ». L’article est joliment écrit et sensible, ce qui nous ferait presque dire que La Dépêche « c’était mieux avant », mais n’aggravons pas notre cas. Citons-en juste les dernières phrases : «L’époque de l’épicerie Bourdoncle est maintenant révolue. Un petit coin ambré de l’âme rose qui s’évapore… Reste le soupçon d’une exhalation ancienne accrochée à notre mémoire.» Pas mieux.