Tugan Sokhiev éblouit dans Berlioz amoureux inspiré par Shakespeare : splendide Roméo et Juliette à la halle-aux-Grains!
Quelle soirée! Ce n’est pas la première fois que Tugan Sokhiev dirige cette admirable partition,car il l’a donnée en février à Berlin ; toutefois il se dégage de son interprétation toulousaine, une vitalité et une urgence dramatique qui a quelque chose de la fougue romantique assumée qui convient parfaitement à la tragédie la plus aimée de Shakespeare.Il me semble que cette adaptation de la pièce de Shakespeare, en une forme inouïe nommée symphonie dramatique mais qui dure près de deux heures, avec son mélange baroque de genres est la plus aboutie de toutes les illustrations musicales ou opératiques de cette tragédie. La poésie conservée de cette histoire d’amour et de cette histoire de guerre si édifiante, la liberté laissée à l’auditeur pour construire son propre monde et partager les émotions de Roméo et Juliette, de cette haine dévastatrice et folle si présente encore aujourd’hui, … tout cela produit un moment rare.
Tugan Sokhiev aime Berlioz et il le prouve une nouvelle et belle fois! Après ce même Romeo et Juliette donné à Berlin en février 2016, il a dirigé le Requiem au Bolschoï, et s’apprête à conduire dans ce même théâtre, la Damnation de Faust en juillet prochain. Il aime et comprend la partition fleuve de Berlioz comme peu le savent. Car dès les premières mesures de la fugue lancée par les alti, nous somme pris dans une aventure dont personne de sortira tout à fait le même. La beauté de la partition est fulgurante, son intelligence et sa modernité aussi. La partie centrale est cette incroyable scène d’amour à l’orchestre, plus belle que tous les duos d’opéra du monde tant Berlioz fait chanter son orchestre. Ce bijou central a été dirigé si admirablement par Tugan Sokhiev, suivi comme si leur vie était en jeux par tout son orchestre et le chœur, que le temps suspendu, a permis un retour en soi pour les amoureux de l’amour. Si ce moment crucial et central demeurera dans ma mémoire je crois qu’il est impossible de décrire tout ce qui fait la beauté et la richesse de cette symphonie dramatique. La forme est si originale et si habile à nous conduire vers la poésie de Shakespeare que je ne prendrai que deux exemples. L’utilisation des voix solistes est d’une invention incroyable. La mezzo-soprano dans un moment qui tient à la fois du récitatif et de l’air, dans un légato à l’élégance suprême accompagné surtout par la harpe, incarne la sympathie et la bonté, la foi en l’humanité, en la poésie. Elle s’adresse au public ainsi :
Quel art, dans sa langue choisie,
Rendrait vos célestes appas ?
Premier amour ! N’êtes-vous pas
Plus haut que toute poésie ?
Ou ne seriez vous point,
dans notre exil mortel,
Cette poésie elle-même,
Dont Shakespeare lui seul eut le secret suprême
Et qu’il remporta dans le ciel !
Si d’autres textes français chantés peuvent toucher ou trop souvent faire sourire voir rire,le texte d’Emile Deschamps est d’une grande qualité tout du long. Son patient travail avec Berlioz semble porter les fruits d’une modestie de ses mots face au génie né à Stradford-upon-Avon, qui du coup révèle la poésie par la musique, faisant pour quelques temps taire la guerre entre parole et musique.
Lors de ce qui s’apparente à un deuxième couplet, la manière dont Berlioz fait chanter sotto voce les violoncelles, est admirable de suggestion de la chaleur de la passion amoureuse naissante.
La mezzo-soprano québécoise Julie Boulianne est absolument parfaite. Voix au timbre profond mais sans vibrato large, jeunesse de couleur, et diction fluide permettent d’adhérer à son empathie pour les héros. Son souffle long et ses phrasés admirablement élégants sont d’un idéal de chant français trop peu souvent atteint.
Le ténor a une très courte intervention et son air fuse. L’art avec lequel le ténor français Loïc Félix, arrive à garder toute l’élégance de Mercucio dans son chant prestissimo est un vrai régal. Pas une syllabe qui ne soit claire comme le cristal, le tout dans un chic incroyable et avec une voix au timbre de miel. C’est un très beau passeur pour le songe de la reine Mab qui ne peut s’oublier.
Ainsi l’originalité avec laquelle sont traitées les voix soliste permet toutefois aux interprètes de briller. Le dernier à intervenir pour l’immense final est la voix grave de Frère Laurent. Cette page opératique, véritable dialogue entre le personnage et le choeur, est la seule concession au vieil opéra, mais à quel niveau de perfection! L’exhortation à la paix, obtenue de longue lutte par le moine est un bras de fer vocal admirablement écrit par Berlioz qui ne met pas en danger son chanteur face à la vaste foule mais lui permet par une écriture habile de dominer le chœur de plus de 80 personnes. Patrick Bolleire, plus baryton que basse a l’autorité nécessaire mais peut être pas le charisme de beauté de timbre qu’un José van Dam a su y mettre. La voix est franche d’émission et la diction suffisamment précise pour en imposer et obtenir ce fabuleux serment de paix.
Tugan Sokhiev a su porter haut ce final en terme de tension dramatique et d’espoir. N’avons nous pas toujours et toujours besoin de cette paix ?
Le choeur est lui aussi utilisé de manière particulière par Berlioz. Petit chœur ou grand chœur. A capella ou à peine accompagné par la harpe, soutenu par un orchestre immense ou final dramatique puissant. Il tient à la fois du chœur antique et moteur actif du drame. Le chœur catalan Orfeon Donostiarra, admirablement préparé par son chef, José Antonio Sainz Alfaro, a rendu hommage au génie de Berlioz dans toutes ses facettes. Porté par la direction sensible à main nue de Tugan Sokhiev, il a su donner en émotion, distance descriptive ou sentiments humains tout ce qui construit la dramaturgie de l’œuvre. Seul petit regret la diction n’a pas permis de tout comprendre.Mais quelle splendeur sonore!
L’orchestre du Capitole a été merveilleux, impossible de décrire chaque moment superbe des solistes. Les violons ont été royaux autant dans les piani et les phrasé aériens, les effets magiques de la reine Mab, que dans la violences déchirante du final avec des traits comme des coups d’épée. Les violoncelles amoureux ont été voluptueux. Un exemple de l’orchestration inouïe de Berlioz: cette plainte dans la scène du tombeau portée par quatre bassons, le cor anglais et les cors alternativement. Cela construit une sonorité lugubre et belle, fascinante en sa lumière noire et inoubliable.
Berlioz peut compter sur un chef et un orchestre de toute première grandeur. Tugan Sokhiev et l’Orchestre National du Capitole ont été magnifiques ce soir. Chapeau bas! Grande soirée Berlioz et bel hommage aussi à Shakespeare.
Compte-rendu,concert.Toulouse,Halle-Aux-Grains,le 29 avril 2016.Hector Berlioz(1803-1869): Roméo et Juliette, symphonie dramatique,op.17; paroles d’Emile Deschamps. Julie Boulianne,mezzo-soprano; Loïc Félix,ténor; Patrick Bolleire,basse; Choeur Orfeon Donostiarra (chef de chœur: José Antonio Sainz Alfaro); Orchestre National du Capitole de Toulouse. Tugan Sokhiev,direction.