Réflexions futiles, choses vues et souvenirs inspirés par la ville et ceux que l’on y croise.
En lisant le dernier livre de l’écrivain toulousain Alain Leygonie, Les Odeurs, je songeais à l’époque où je le voyais sans le connaître au café Saint-Sernin. J’étais étudiant, lui professeur de philosophie et accompagné souvent de jeunes filles à peu près de mon âge. La maturité me paraissait alors une situation enviable. Ce n’est qu’une dizaine d’années après qu’Alain et moi sommes devenus amis.
À la même époque, je croisais aussi au Saint-Sernin Sébastien, de deux ou trois ans mon cadet. Je me souviens de son allure pressée et nerveuse, de son air de romantique du XIXème siècle égaré dans un temps où l’expression « frappes chirurgicales » désignait les bombes déversées sur Bagdad avec une brutalité s’apparentant cependant plus à la boucherie qu’à la chirurgie. C’était la première guerre du Golfe comme nous ne disions pas alors, car nous ne savions pas qu’il y en aurait une seconde en 2003, seconde qu’il faudra peut-être appeler un jour deuxième… De Sébastien, je lirais bien plus tard les livres et les articles. Des années durant, il parcourut le monde, notamment l’Irak et la Syrie à la rencontre des chrétiens d’Orient ou le Yémen sur les traces de Rimbaud. Nous avions des amis en commun, mais ce n’est qu’il y a un peu plus de deux ans, à Istanbul où il vit, que nous nous sommes réellement rencontrés. Lui se souvenait précisément de certains des livres que je lisais au Saint-Sernin. Il faudrait trouver un mot ou une expression pour définir les souvenirs et les liens – informels, ténus et pourtant bien réels et pas toujours négligeables – reliant des êtres avant leur véritable rencontre, voire leur amitié.
Eric aussi, je l’ai lu avant de le connaître. Sa rencontre ne m’a pas déçu. La première eût lieu en 1998 sur la terrasse du restaurant La Braisière, rue Pharaon, un joli jour de printemps. Il ressemble à ses livres : léger, sarcastique, drôle, pudique, élégant, nostalgique. Un autre jour, lors de l’un de nos déjeuners parisiens, Éric, qui suivit une partie de ses études à Toulouse une dizaine d’années avant moi, me dit que Terrence Malick avait vécu ici dans les années quatre-vingt. Il tenait cela de l’un des rares critiques ayant approché et interviewé plusieurs fois le très secret cinéaste de The Tree of Life. Malick ayant vécu plusieurs années à Paris et ayant été mariée à une Française, l’hypothèse d’un Malick vivant à Toulouse dans ces années-là est plausible. Il me plaît de penser que je l’ai peut-être croisé alors, à la Cinémathèque qui était installée rue Roquelaine, à l’ABC ou au Rex. Malick à Toulouse : il y aurait là matière à un roman ou à une nouvelle. L’imagination commanderait car il serait difficile de retrouver des témoins ayant fréquenté cet Américain préservant jalousement son anonymat. Car à l’époque, on ne risquait pas de reconnaître le cinéaste déjà culte de La Balade sauvage et des Moissons du ciel qui prenait soin de ne pas apparaître en public ni, de fait, d’être photographié. Depuis, il n’a pas dérogé à la règle. À l’exception de quelques photos de tournage, on ne connaît guère son visage et il n’a accordé en quarante ans que des interviews à la presse cinéphilique avec parcimonie. En 2011, lors de la projection à Cannes de The Tree of Life, il s’est même payé le luxe de monter les marches incognito loin derrière les vedettes de son film. Quelques jours plus tard, il réalisait dans le même anonymat des prises de vues au cœur de Paris, notamment au jardin du Luxembourg et à Odéon pour ce qui serait À la merveille. La performance force le respect d’autant que Malick avait initié cette démarche dès les années soixante-dix, avant même Internet, les réseaux sociaux et les téléphones portatifs permettant de piéger n’importe qui n’importe quand. Comme s’il avait eu l’intuition que le temps à venir violerait en toute impunité l’intimité et le secret.
Peut-être même que Terrence Malick est venu boire un verre au café Saint-Sernin. Je ne peux le prouver, mais en revanche, je peux certifier, pour les y avoir vues, que d’autres célébrités ont bel et bien fréquenté ce café de ma jeunesse perdue, selon une expression de Guy Debord dont Patrick Modiano fit le titre de l’un de ses romans. Je n’en citerai que deux afin que l’on ne pense pas que je m’enorgueillis d’une quelconque manière d’avoir aperçu ce que nous n’appelions pas encore des « people » et avec lesquels nous ne pouvions faire des « selfies ». Je citerai donc Lionel Jospin et Peter Kingsberry, le chanteur de Cock Robin, deux toulousains éphémères venus, bizarrement, chercher ici un tremplin pour relancer leur carrière au début des années quatre-vingt-dix. Je ne suis plus allé au café Saint-Sernin depuis très longtemps. Peut-être par peur d’y croiser des fantômes.
Toulouse, d’hier à aujourd’hui / Les Kiosques (1)