Performance délicate et épurée d’Anne Lefèvre et Mostafa Ahbourrou, d’après Marceline Loridan-Ivens, « Et tu n’es pas revenu » était au mois de novembre à l’affiche du théâtre Le Vent des Signes.
« Et tu n’es pas revenu » est un livre-témoignage de Marceline Loridan-Ivens, déportée à l’âge de 15 ans avec son père à Auschwitz-Birkenau. Marceline Rosenberg, de son nom de jeune fille, est l’une des rares survivantes encore en vie parmi celles et ceux qui sont revenus – avec notamment son amie Simone Veil. Écrit 70 ans après, à quatre mains avec la journaliste Judith Perrignon, ce livre publié cette année est une lettre ouverte, une lettre d’amour adressée à son père Shloïme qui, comme il le lui avait prédit au camp de Drancy, n’est pas revenu. Fille de réfugiés politiques italiens, Anne Lefèvre a eu un coup de foudre pour ce récit.
Au théâtre Le Vent des Signes qu’elle dirige, elle en livrait une lecture-performance avec pudeur, à hauteur d’homme, assise la plupart du temps aux côtés des spectateurs. Au style de Marceline Loridan-Ivens, sobre, tranchant comme une lame, détaillé en phrases courtes, de cette manière clinique parfois qui lui fait écrire «Auschwitz tiret Birkenau», vient se poser la voix chaude et sans effets de la comédienne. Elle apporte le réconfort de quelqu’un qui porte fort la vie en elle. Cette vie incarnée aussi sur le plateau par la présence physique, lumineuse et féline, du danseur d’origine marocaine Mostafa Ahbourrou. Son corps à lui qui dit le corps du père et de tous ceux qui ne sont plus, qui comble l’absence et éclaire les ténèbres, dans une danse fantomatique et très charnelle toute en tension et douceur.
Le témoignage de Marceline Loridan-Ivens relate l’enfer des camps de la mort avec les coups, la faim, la dégradation du corps, la déshumanisation, les sélections, les expériences du sinistrement célèbre docteur Mengele. Il raconte aussi, à la fin de la guerre, l’impossible retour à la vie rarement rapporté avec autant de lucidité et de colère. Cette mère qui ne vient pas la chercher à la gare, l’incompréhension des autres qui préfèrent ne pas savoir, la culpabilité des vivants d’être revenus, la parole mutique, le corps souillé et le cœur sec et les dégâts collatéraux dans une famille disloquée par l’absence du père.
Et puis, petit à petit, se jeter à corps perdu dans l’effervescence de Saint-Germain-des-Prés et les engagements de l’époque : le communisme, le féminisme, La Nouvelle Vague, le cinéma… Oui, le cinéma pour raconter enfin. En 1961, avec « Chronique d’un été » de Jean Rouch et d’Edgar Morin où elle apparaîtra. Et en 2003, avec « la Petite Prairie aux bouleaux » qu’elle réalisera et dans lequel elle fera dire par la comédienne Anouk Aimée cette déclaration d’amour implacable au père tant adoré : «Je t’aimais tellement que j’étais contente d’avoir été déportée avec toi».
Merci à Marceline Loridan -Ivens d’avoir survécu. Merci à Anne Lefèvre et Mostafa Ahbourrou de nous avoir offert la parole sidérante de Marceline Loridan-Ivens sous la forme de cette performance délicate et épurée, de cet uppercut contre l’oubli, en ces temps qui n’en finissent pas avec la spirale de la barbarie.
Sarah Authesserre
une chronique de Radio Radio