Artiste associé à la Comédie de Reims, Rémy Barché présentait au TNT son intelligente mise en scène de « la Ville », pièce du dramaturge anglais Martin Crimp.
«Je n’écris pas sur la violence. Ce n’est pas mon sujet. Je la laisse affleurer, tout comme elle cogne sur la surface de nos vies ». Auteur de cette phrase, Martin Crimp est le dramaturge anglais qu’affectionne Rémy Barché. Ce dernier présentait au Théâtre national de Toulouse sa mise en scène de « la Ville ». Le spectacle résonnait la semaine dernière aux oreilles et dans le cœur des spectateurs comme une déflagration en regard du traumatisme que le pays a connu. Après « la Campagne » et « Play House », le metteur en scène associé de la Comédie de Reims poursuit son exploration de l’univers de Crimp avec cette pièce qu’il qualifie de froide et chaude à la fois. «Froide» à cause de sa forme expérimentale, «chaude» par son aspect narratif révélant les affects et les émotions de personnages. Ici, les personnages se prénomment Clair et Christopher : ils forment un couple de jeunes bobos britanniques, pourrait-on dire, et pourraient être les aînés de Katrina et Simon de « Play House ». Ils ont deux enfants. Elle est traductrice, lui, informaticien. C’est un couple tranquille, si ce n’est qu’ils ne semblent pas vouloir s’écouter.
Peu à peu, l’extérieur s’infiltre avec toute sa névrose et sa violence dans le quotidien de cette famille, et contamine les personnages, engendrant une dislocation des rapports entre mari, femme et enfants. Le spectateur assiste alors à une série d’actions dérangeantes provoquant le rire et l’effroi. Ici, une voisine infirmière très perturbée, qui ne parvient pas à trouver le sommeil car son mari est parti dans un pays en guerre, se lance dans une diatribe sidérante sur l’ennemi qui, répète-t-elle le regard horrifié, «s’accroche à la vie». Là, Chris surgit d’une canalisation sous le plancher, tirant à bout portant avec un pistolet d’enfant sur la voisine qui se tord d’agonie, avant de reprendre vie comme si rien ne s’était passé. Cette étrangeté se manifeste aussi à travers des effets visuels qui déstabilisent la perception du réel, tels les objets qui rapetissent ou grandissent comme dans « Alice au pays des merveilles », ou ce siège invisible sur lequel est assis Christopher durant de longues minutes. À travers aussi des paroles banales, absurdes, qui tournent en boucle, répétés, vides de sens.
Dans une scénographie toute de gris, austère et irréaliste, « la Ville », on l’aura compris, navigue entre fiction et réalité. La réalité d’un monde en crise incarnée par le chômage et la dépression, le fantasme des guerres lointaines qui nous sont si proches. Mais aussi celle des rapports conjugaux, avec le délitement du couple et son lot de frustrations. Cette dimension réaliste angoissante se trouve doublée d’un autre malaise : le questionnement du statut de l’auteur que représente visiblement le personnage de Clair, avec sa difficulté à s’incarner en tant qu’écrivain, à écrire avec ses propres mots, à construire un récit, à rendre compte du réel, à donner du vivant à des personnages dont elle fait partie elle-même ; mais aussi par la structure de la pièce, chaotique, heurtée, avec ses scènes inachevées, en suspens et ses personnages insaisissables aux attitudes superficielles et aux mouvements désarticulés.
« La Ville » est une grande pièce sur des âmes perdues, errant dans un monde contemporain et urbain, en manque de sens et de repères. Elle est intelligemment mise en scène, interprétée par les jeunes comédiens de la compagnie Le Ciel Mon Amour Ma Proie Mourante, toujours sur le fil du rasoir, rigoureusement dirigés, à la fois inquiétants et grotesques. Et comment ne pas oublier ce dialogue étonnamment percutant entendu dans la bouche des personnages de Crimp : «Comment va Charlie aujourd’hui ?» «Charlie a perdu beaucoup de sang». Décidément les grands auteurs ont rendez-vous avec l’histoire.
Sarah Authesserre
une chronique de Radio Radio
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photos : « La Ville » © Axel Cœuret