Cave-Poésie du 4 Octobre au 22 octobre
J’étais seul, l’autre soir, à la Cave Poésie, ou presque seul ; l’auteur n’avait pas grand succès.
Ce n’était que Sandor Maraï (1900-1989), adapté et mis en dramaturgie par Jean-Pierre Tailhade. Et nous savons du reste que ces grands maladroits ne sont pas gens à faire accourir les foules. Sandor Maraï n’est jamais que l’un des plus grands écrivains hongrois de notre temps, et Jean-Pierre Tailhade lui tout simplement un génial improvisateur et un immense comédien à la nuque raide.
Sur une suggestion de Marie Didier, Jean-Pierre Tailhade a mis en forme théâtrale le roman, le plus célèbre d’ailleurs de Sandor Maraï, Les Braises, en prenant lui soin de ne pas renouveler l’erreur de la précédente adaptation théâtrale anglaise avec Jérémy Ivons, qui coupait toute la première partie retraçant l’attente du général, du retour au bout de 41 années et quelques mois, de son ami Conrad. L’adaptation proposée rend intelligible la confrontation finale entre les deux amis et restitue la beauté de la langue de Sandor Maraï, magnifiquement traduite par Georges Kassai et le poète Zeno Blanu en livre de poche. Sandor Maraï est l’écrivain des braises couvant sous les cendres, des trahisons, des réflexions désabusées sur l’amour impossible, sur la lâcheté humaine, sur la fragilité des amitiés. Prisonnier de son exil intérieur, puis de son exil réel aux États-Unis qui le pousseront à se suicider à San Diego, en Californie, le 23 octobre 1989.
Pour lui l’ombre des régimes totalitaires régnait toujours sur le monde. Ironie cruelle de l’histoire, le mur de Berlin chutait le 9 novembre 1989, quelques jours après sa mort, et entraînait avec lui la chute de l’empire soviétique dont il avait inlassablement combattu la barbarie. Le roman Les Braises est paru en 1942 et il traite de ce besoin vital de vérité qui maintient en vie deux vieillards qui ne s’étaient plus vus depuis 41 ans, suite à la fuite de l’un deux, Conrad, le lendemain d’une partie de chasse, qui aurait pu être la chasse à l’homme. Le fantôme de Christine plane entre les deux anciens amis, Conrad, et le général, Henri. Mais plus que la comédie des apparences de l’amitié c’est, comme les romans de Joseph Roth, l’histoire de la désagrégation de l’empire austro-hongrois qui est dessinée. Conrad, qui n’a pour lui que ses talents d’artiste, fait face au riche nanti Henri, issu des meilleures familles, et qui a la morgue des puissants, mais aussi la fidélité en amitié des paroles données.
C’est aussi une parabole sur le temps qui passe et ensevelit tout. Le personnage de Nini, à 91 ans, est l’image de la mémoire jamais engloutie, quand son maître lui revit chaque détail du dernier repas avec Conrad et Christine, comme un rite funèbre. Nous somme sen 1940, au fin fond de la campagne hongroise, la puzsta, loin es feux de Vienne, et Henri attend le retour de son ancien ami, pour enfin connaître la vérité qu’il connaît déjà des relations entre Christine et Conrad. Le dernier repas sera cette confrontation, ses aveux jamais dits mais suggérés. Et les braises sous les cendres s’embrasent, puis la nuit et la solitude viendront recouvrir les deux protagonistes qui ne survivront que dans le souvenir de Christine.
Pour porter un tel texte, il fallait bien des talents et des forces obscures.
Nous avons évoqué le charisme violent de Jean-Pierre Tailhade qui inonde la scène de toute sa force noire, sa présence implacable. Michel Mathieu réalise une mise en scène sobre avec des décors minimalistes qui emprisonnent et laissent peu à peu apparaître les personnages à vif. Et puis diriger Tailhade revient à se mettre à son service. Il l’a compris.
Pour passe souvent du texte lu au texte dit, il utilise les redondances des gestes, ce qui pourrait semblait puéril, mais qui ici prend l’allure d’un rite de passage entre le passé et le présent.
Et la pièce prend un impact décapant par cette sobriété qui ajoute comme un chant funèbre à cette dernière rencontre.
Marie-Angèle Vaurs illumine aussi bien la servante Nini, sorte de dieu tutélaire de la maison, que la fragile Christine. Carlos Medeiros apporte une touche insolite au personnage de Conrad, qui jamais ne se livrera vraiment Son bel accent joue encore plus sur la distanciation. Didier Dulieux ponctue par sa présence, mais plus encore par ses éclats musicaux les scansions du texte.
La bande-son de Carlos Medeiros avec des bribes de Ligeti, Bartok – musiciens hongrois bien sûr -, Gustav Mahler – qui fut chef à Budapest- soutient les silences et les mots ? Et la trouvaille de finir la pièce sur le silence habité du premier chant du Voyage d’hiver de Schubert, ajoute à l’émotion qui submerge tout spectateur.
J’en suis à ma troisième représentation de cette pièce et la magie opère toujours avec force. Aussi une seule injonction : Courez vite à la Cave-Po, un grand moment de théâtre se joue là, un moment de vie et de mort. Rarement le mariage d’un texte fort, avec une troupe habitée n’aura été plus opérant. Courez donc, courez à la Cave Po, et achetez le livre de poche ce fulgurant roman.
Gil Pressnitzer