La vie de Galilée de Bertolt Brecht
Traduction Éloi Recoing
Mise en scène Jean-François Sivadier
Avec Nicolas Bouchaud, Stephen Butel, Éric Guérin, Éric Louis, Christophe Ratandra, Lucie Valon, Nadia Vonderheyden, Rachid Zanouda
Galileo Galiléi, grand savant italien en butte aux censures de l’inquisition à Rome a souvent servi comme étendard du positivisme contre l’obscurantisme, souvent religieux. Aussi il semblait évident que Brecht allait s’en saisir dans sa croisade pour la raison et le combat du peuple contre l’asservissement.
La vie de Galilée, assez fidèle au déroulement de la vie du savant, mais servant de support aux thèses habituelles du dramaturge, est une œuvre testamentaire de Berthold Brecht, qu’il aura souvent remise sur l’établi.
Écrite de 1938 à 1939, devant la montée de la peste brune nazie, elle sera revue en 1954 deux ans avant sa mort, après les explosions des bombes atomiques. Aussi la foi en la raison et au progrès commence à vaciller dans l’esprit de Brecht. Aidé comme souvent par « ses femmes » autant maîtresses que collaboratrices en écriture, surtout Margarete Steffin, qui a eu un rôle passé sous silence, mais primordial dans l’écriture de bien des pièces de Brecht, macho débridé et bon stalinien, qui passa sous silence toute collaboration féminine.
Cette pièce de théâtre est longue, touffue, et parfois lourdement didactique et plus que la croyance aristotélicienne balayée de la Terre fixe au centre de l’univers, c’est la question de la vérité et de sa proclamation, ainsi que l’émancipation du peuple que traite Brecht.
« Celui qui ne connaît pas la vérité, celui-là n’est qu’un imbécile. Mais celui qui la connaît et la qualifie de mensonge, celui-là est un criminel ».
Brecht veut nous dire qu’au-delà de la vérité scientifique c’est tout l’ordre social qui sera changé par la vérité et la science mise à la portée de tous. Galilée écrivait non pas en latin, mais en italien pour s’adresser au plus grand nombre.
« Le but unique de la science consiste à diminuer les misères de la vie humaine. »
Brecht est pédagogique, forcément pédagogique : le spectateur doit être changé après avoir assisté à la représentation, il doit y trouver matière à réfléchir sur les éléments fondateurs de la représentation dominante du monde et les contester. Le prétexte des corps flottants, des taches du soleil, des lunes de Jupiter, n’est que représentations de nos asservissements. En tournant la lunette astronomique vers le fondement de la société, on verrait nos aliénations.
Brecht veut célébrer « le matin des commencements » et pose la question » Faut-il dire la vérité ? «
Parfois Brecht se fait lyrique :
« Que diraient les miens s’ils apprenaient de moi qu’ils se trouvent sur un petit amas de pierres qui, tournant à l’infini dans l’espace vide, se meut autour d’un autre astre, petit amas parmi beaucoup d’autres, passablement insignifiant de surcroît. À quoi serait encore utile ou bonne alors, une telle patience, une telle acceptation de leur misère ? À quoi serait bonne encore l’Écriture Sainte qui a tout expliqué et tout justifié comme étant nécessaire, la sueur, la patience, la faim, la soumission et en qui maintenant on trouve tant d’erreurs ? Non je vois leurs regards s’emplir de crainte, je les vois poser leurs cuillers sur la pierre du foyer, je vois comme ils se sentent trahis et trompés. Il n’y a donc aucun œil posé sur nous, disent-ils. C’est à nous d’avoir l’œil sur nous, incultes, vieux et usés comme nous le sommes ? Personne ne nous a pourvus d’un autre rôle que celui-ci, terrestre, pitoyable, sur un astre minuscule, dans la dépendance de tout, autour duquel rien ne tourne ? Et il n’y a aucun sens à notre misère, la faim, c’est bien ne pas avoir mangé, ce n’est pas une mise à l’épreuve ; l’effort, c’est bien se courber et tirer, pas un mérite. » (Le petit moine)
Et l’éthique fait son apparition dans la dernière mouture de son texte.
Comme le chevalier du Septième sceau de Bergman qui déclare face à la mort : « Je veux le savoir, pas la foi ni les suppositions, le savoir. », Galilée est ce chercheur de vérité, parfois irresponsable pour Brecht, car il semble se moquer des conséquences de ses découvertes.
Et Brecht déplace le propos de la science vers le sort du peuple opprimé par les lois, les superstitions.
« Or la plus grande partie de la population est tenue par ses princes, ses propriétaires terriens et son clergé, dans un brouillard nacré de superstitions et de vieux dictons qui couvre leurs machinations. La misère de la multitude est vieille comme la montagne et du haut de la chaire, celle de l’église ou celle de l’université, on la déclare indestructible comme la montagne. Notre nouvel art du doute a ravi le grand public. Il nous a arraché le télescope des mains et l’a braqué sur ses tourmenteurs… Mais pouvons-nous refuser à la foule et rester tout de même des hommes de science ? »
Après la mise en scène glaçante et très politique d’Antoine Vitez, Jean-François Sivadier s’est attaqué à ce monument de la défense de la raison et de la modernité. Et ce dès 2002, puis en 2005 à Avignon, et maintenant en tournée en 2014 il revient sur sa mise en scène qui lui tient tant à cœur, car pour lui plus Galilée parle de la science, plus Brecht parle du théâtre.
Il fait de cette pièce un autoportrait de Brecht. Pour cela il veut dépoussiérer la réception de Brecht, trop souvent perçue comme uniquement militante et didactique.
Aussi, avec une nouvelle traduction limpide, il ajoute des saillies contemporaines, plus ou moins pertinentes, et un usage de la commedia dell Arte, pour provoquer par le burlesque masqué dans le texte, un regard plus charnel, plus libéré de l’écriture de Brecht. Il en fait une farce.
Il joue pour cela sur un décor épuré avec une table et seulement un plan incliné. Il joue en fait surtout sur le mouvement. Et cela donne effectivement de la vie aux mots. Huit acteurs seulement pour une trentaine de rôles, qu’ils jouent de façon ludique, allant le plus souvent à la caricature. Et Sivadier les connait depuis très longtemps.
Cela donne de très belles scènes parfois, où l’église est moquée, des scènes proches du peuple avec les personnages des moines en sandales sonores, un pape qui vole, mais aussi pas mal de tics comme les acteurs bien présents avant le début pour bien nous inculquer la distanciation brechtienne avec un long moment la salle allumée, des gestes mécaniques à l’entracte, et un intermède ridicule sur le doute. D’ailleurs un spectateur a réagi violemment devant « cette trahison du texte » tiré vers un gauchisme très tendance.
Le côté sensuel de ce Falstaff italien, à la fois peureux et lâche, et qui ne peut s’empêcher de vouloir gueuler la vérité, n’est pas assez appuyé et pourtant il est dit : « Jouir est une prouesse. »
Ici la prestation gargantuesque de Nicolas Bouchaud, qui écrase d’ailleurs ses partenaires à part Andrea, Stephen Butel, et aussi la mère d’Andrea, tend plus au one-man-show qu’à l’esprit d’une troupe.
Pourtant il est dit dans la pièce « Malheureux le pays qui a besoin de héros ».
Cela doit être pareil au théâtre.
On voit un ogre théâtral plus qu’un savant brûlé de vérités intérieures.
Galilée et ses disciples, le jeune Andréa, le petit moine Federzoni, et Sagredo le modéré, veulent éclairer le monde :
« L’ancien temps est passé, voici les temps nouveaux. » « Le ciel est aboli. » Ou bien « Aujourd’hui, 10 janvier 1610, l’humanité inscrit dans son journal : ciel aboli. »
Cela est dit, cela est à peu près joué sur scène, mais à force de burlesque, et aussi à la longueur de la pièce, cela se dilue peu à peu. Et le message fort contre les superstitions, la volonté de maintenir le peuple dans l’ignorance, qui est le combat de cette pièce se perd en route. On a des numéros d’acteurs, et tous ne sont pas excellents.
Quelques effets faciles comme l’ombre portée du penseur de Rodin pendant le testament spirituel de Galilée, transcrit dans son maître livre, Discorsi e Dimonstrazioni écrit en cachette en 1638 et publié à l’étranger. D’autres, remarquables comme le symbole de la pomme et du crayon figé dedans.
La fin avec un Nicolas Bouchaud, enfin sobre, est la plus touchante.
Donc une appréciation mitigée de cette mise en images de La vie de Galilée. Est-ce le texte qui a mal vieilli, car parfois naïf ? Sa mise en scène parfois potache ? Brecht voulait inventer un nouveau théâtre, Sivadier sans doute aussi, on ne ressort pas convaincu de cela après près de 3h30 de démonstration. Mais voir cette pièce et sa mise en scène demeure salubre et nécessaire, même si on ressent un fort inaccompli et que « le plaisir de penser », et « la certitude du doute » ne sont pas très perceptible.
E pur si muove ! Et pourtant elle tourne, la Terre oui c’est sûr, la pièce de Sivadier un peu moins.
Laissons donc la parole à Galilée:
«Mon intention n’est pas de démontrer que j’ai eu raison jusqu’alors de chercher à savoir si j’ai eu raison. Je vous le dis : laissez toute espérance vous qui entrez dans l’observation. Ce sont peut-être des taches, mais avant d’opter pour les taches, ce qui nous arrangerait, nous préférons supposer que ce sont des queues de poisson. Oui, une fois encore, nous allons tout, tout remettre en question. Et nous n’allons pas avancer avec des bottes de sept lieues, mais à la vitesse d’un escargot. Et ce que nous trouverons aujourd’hui, nous l’effacerons demain du tableau, pour ne le réinscrire que lorsque nous l’aurons trouvé encore une fois. Et ce que nous souhaitons trouver, une fois trouvé, nous allons le regarder avec une méfiance particulière. Ainsi nous allons commencer l’observation du soleil avec l’intention inexorable de démontrer l’immobilité de la terre ! Et seulement quand nous aurons échoué, définitivement battus et sans espoir, léchant nos blessures, dans le plus triste état, alors nous commencerons à nous demander si nous n’avions pas tout de même eu raison, et que la terre tourne ! »
Gil Pressnitzer