Auteur et metteur en scène associé au Théâtre de l’Odéon, Joël Pommerat a présenté au TNT « les Marchands », pièce à l’écriture scénique sublime, avant « Au monde », créées respectivement en 2006 et 2004.
Assister à un spectacle de Joël Pommerat est une expérience théâtrale des plus intenses. Auteur et metteur en scène de ses propres pièces, Pommerat est surtout un écrivain de plateau. Bien qu’ancrés dans le contexte social et économique actuel, ses univers se permettent des échappées belles vers l’onirisme, le fantastique, troublant ainsi la perception d’une réalité visible ou d’une vérité tangible. En accord avec ses problématiques artistiques sur la valeur du travail, le metteur en scène propose de faire vivre le plus longtemps possible ses spectacles et de créer ainsi un répertoire avec la même troupe de comédiens depuis des années : du développement durable culturel en somme, comme il est rare d’en voir de nos jours dans le paysage théâtral français. Les spectateurs toulousains ont donc l’occasion de découvrir ces jours-ci au TNT la reprise de deux de ses pièces à l’écriture scénique sublime : « les Marchands » puis « Au Monde », créées respectivement en 2006 et 2004.
Le travail est au cœur des « Marchands », ou plutôt, sa symbolique, son mythe. Sur un plateau aussi vaste que nu, servant de cadre à un appartement désert, une femme, la narratrice, nous invite – via sa propre voix off – à la regarder elle et son amie. Elle, qui a la chance d’avoir un travail à l’usine et son amie, dont on ne saura jamais le nom, qui n’a pas cette chance-là. D’emblée, le spectateur est projeté dans un monde double, trouble, dont les personnages non identifiables et quasi muets se meuvent comme dans un rêve, selon des trajectoires imaginaires. Quel est le monde réel ? questionne la pièce. Celui dans lequel nous travaillons et faisons semblant de vivre, ou celui des morts ?
L’amie de la jeune femme qui, au chômage, n’a plus rien pour subvenir à ses besoins trouve un semblant d’existence en communiquant avec le fantôme de ses parents défunts, tandis que la narratrice se maintient en vie grâce à son travail qu’elle considère comme son oxygène. Autour de ces deux femmes, gravite une galerie de personnages plus étranges les uns que les autres : une voisine ressemblant étrangement à la sœur de l’amie et qui assume totalement son métier de prostituée, une jeune fille timide pleine de bonnes intentions et qui s’avèrera tueuse en série, un prétendu fils patibulaire sorti de nulle part et plus âgé que sa propre mère, un politicien sentimental qui chante du Richard Cocciante, et des revenants qui donnent des conseils économiques radicaux. Ils sont tous ces fameux «marchands» dont il est question, ceux qui vendent leur temps à la société. Bien que non dénuée de parti pris, la pièce se soustrait à tout propos manichéen sur le travail et le système économique. Son absence de jugement intellectuel ou moral, laisse le spectateur face à lui-même, perturbé par une constante contradiction entre les actes et les paroles, les sons et les situations, et par des personnages aux contours flous, jamais caricaturaux, entretenant un rapport aliénant et ambigu au travail – des êtres condamnés à errer comme des âmes dès qu’ils sont privés de travail.
Dans cette pièce où les vivants vivent comme des fantômes, et vice-versa, la solitude et le vide existentiel sont donnés à voir comme des matières palpables : que ce soit par la présence d’une télévision – seul élément de mobilier qui emplit le temps diurne et nocturne de l’amie -, le bruit assourdissant de la chaîne de montage qui isole les ouvriers, ces corps malaisés qui ne se touchent pas au point que la narratrice ignore comment elle a pu tomber enceinte, ou encore par des bruits du quotidien outrageusement amplifiés qui se substituent aux échanges verbaux… L’enchaînement rapide de scènes brèves par des fondus au noir, l’omniprésence de la voix-off neutre, l’absence de dialogues, la poétique singulière du langage gestuel, l’amplification de certains sons, et l’utilisation décalée de la musique par rapport aux situations – qu’elle soit en fond ou par des envolées lyriques – distillent un climat dérangeant et oppressant.
Pendant deux heures, s’appuyant sur un dispositif dramaturgique saisissant et somptueux, le metteur en scène crée un climat à la signature très personnelle, aux frontières du théâtre et du cinéma – celui insaisissable de David Lynch. Plus que de longs discours démonstratifs, ce travail expressif sur la lumière et les ombres, sur la musique et les sons, et sur la chorégraphie des corps contribuent à bousculer nos perceptions de la réalité du monde et à remettre en questions nos schémas de pensées, nos conceptions de l’humain. On en sort sens dessus dessous, et on en redemande. Ce sera chose faite avec « Au monde »…
Sarah Authesserre
une chronique de Radio Radio
« Les Marchands », représentation du 4 novembre, au TNT.
« Au monde », du 12 au 16 novembre, au TNT, 1, rue Pierre-Baudis, Toulouse.
Tél. 05 34 45 05 05.
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photo :
« Les Marchands » © Elizabeth Carecchio
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