Deux documentaires en un : l’un sur la « mission » Apollo 11, l’autre sur la propagande américaine. Mais aussi un témoin du déni moderne de l’homme vivant terrestre, c’est-à-dire du refus de la condition humaine.
Ce film démarre en croisant des images de Stonehenge et celles des chenilles soutenant l’énorme tour de décollage d’Apollo 11. D’un côté, l’immobilité, l’ancienneté, la modestie, l’arrimage à la nature ; de l’autre la puissance, la technique, la grandeur, le mouvement, bref l’arrachement à la nature ; et, sous-jacent, une ligne continue, comme si Apollo 11 accomplissait Stonehenge. La « conquête de l’espace » est présentée à partir d’une métaphysique du dépassement technologique mais atténuée par l’hypothèse que la conquête de la Lune nous renseignerait sur l’origine du monde, sur l’origine de la vie, rien de moins (un thème néo-religieux lénifiant).
Marcher sur la Lune est en réalité une gigantesque opération de communication dans la guerre froide : la conquête de l’espace, entièrement symbolique, n’est aucunement la prise de possession d’un territoire physique. Rester deux heures sur la Lune et ramener un peu de caillasse issue d’une « magnifique désolation » (sic) ne constituent pas ce qu’on pourrait appeler un débarquement ni une colonisation. Comment peut-on considérer une désolation comme admirable ?
Il s’agit juste de produire des images télévisées et d’inonder la presse afin d’impressionner tous les habitants de tous les pays : un astronaute devant le drapeau américain affirme la sur-puissance technologique des États-Unis, tandis que la sentence mémorable d’Armstrong « un petit pas pour l’homme, un bond de géant pour l’humanité » est chargée d’enrôler, sous ce terme général et lénifiant, des êtres humains débarrassés de leur particularité nationale, politique, sociale. Marcher sur la lune, pour les États-Unis, c’est devenir un géant idéologique dont les pieds technologiques surpuissants martèlent une marche militaire à laquelle « l’humanité » doit obéir.
C’est l’échec de la dissuasion nucléaire qui a contraint les deux grands protagonistes à chercher un autre champ de bataille où était encore possible la création d’une différence significative (échec puisque les deux blocs avaient chacun de quoi détruire n fois la planète et se faisaient une guerre nucléaire feutrée à coup de centaines d’explosions nucléaires réelles, appelées « essais »). Si dans la course militaire, les Soviétiques étaient au coude à coude avec les États-Unis, ces derniers furent dépassés par Spoutnik et se devaient de faire un grand pas en avant.
Personne n’est en mesure de déterminer autrement ce « bond de géant » ni en quel sens cet événement techno-politique a pu changer le cours de l’histoire : en réalité, absolument rien de décisif n’en est sorti. Cet événement, sans signification propre, est un totem vide. D’où la recommandation explicite : renoncer à comprendre, frissonner d’émotion. Mais, outre le fait de propagande, l’événement sous-jacent – mais qui s’étire sur des décennies – est le rêve d’une transformation radicale de la condition humaine.
La Terre est considérée comme une prison dont la technologie « spatiale » permettrait de se libérer. La pesanteur est une défaillance mais la vie aussi : le commentaire compare le module lunaire, « la machine la plus perfectionnée qui soit », et l’homme « limité par son modèle d’origine ». Expression par laquelle l’être humain est abaissé au rang d’un produit technique.
Une séquence du film montre les tests physiques. « Qu’est-ce que la machine humaine ? » entend-on. Exit la vie, l’histoire, la famille, les idées politiques : les trois astronautes se définissent entièrement par leur fonction dans le programme. D’ailleurs, ils ne parlent pas, n’expriment aucune idée ni émotion ; seul le sourire du type qui fait bien son job mais qui sait qu’il n’est rien face aux gigantesques machines automatisées.
Cette conquête de l’espace est entièrement portée par des machines dont l’extrême puissance est constamment soulignée. Le film montre, dans des ralentis hollywoodiens, le lent décollage de la fusée : les énormes flammes des réacteurs, accompagnées de cloches frappées à toute volée. Nul homme. Mais la puissance technologique pure. La fusée s’élève dans le ciel : les ingénieurs et techniciens regardent, aussi passifs qu’admiratifs. Un spectacle à voir, à la télévision, petit cousin du déchaînement de feu propre aux bombes atomiques.
L’analogie entre faire disparaître (anéantir réellement) une ville entière par la bombe atomique, l’œil accroché par le champignon atomique, et faire disparaître (dévaloriser et oublier) la planète par la fusée, l’œil rivé sur l’immense panache de feu qui sort des réacteurs puis sur le calme paisible de la lune, est confirmée par la ressemblance entre le désert de mort lunaire et le désert de mort atomique. D’ailleurs, les physiciens atomistes appelèrent le principal élément transuranien « Plutonium » : Pluton est le dieu des enfers et c’est le nom d’une planète très éloignée (plus froide et plus morte que toutes les autres).
Une séquence filmique oppose le bruit et la fureur de la Terre (la politique, les conflits, les manifestations, etc.) et le silence absolu de la Lune – à l’avantage de cette dernière. Qu’est-ce qui rend aimable la Lune, une planète morte ? Deux hypothèses : accroître la distance sociale entre Terre et Lune afin d’amplifier l’impact idéologique de cet exploit de la puissance états-unienne : les États-Unis, pourtant acteur principal de la guerre froide, désirerait pacifiquement la paix et le calme. Ou bien une autre opération idéologique : en posant le pied sur la Lune, il devient possible de regarder la Terre comme un objet céleste parmi d’autres, voire d’une chose dont on pourrait se passer.
D’où ce fantasme qui ferait rire s’il n’enveloppait une vision de mort : la Terre est elle-même comparée à un vaisseau spatial que l’humanité pourrait quitter à condition de trouver une autre Terre sur laquelle se rendre avec un vaisseau technologique capable de franchir des milliards de milliards de kilomètres pendant des milliers d’année, au milieu d’un environnement radioactif cosmique. Oui, vision de mort parce que l’espace sidéral est invivable, aucune vie humaine ne peut se perpétuer sans des milliards de milliards d’êtres vivants : toute la planète (entendue en millions d’années) est la biosphère générale, c’est-à-dire la condition sine qua non de la vie, donc de la vie humaine, donc des activités techniques, donc des machines par lesquelles on prétend se passer de la Terre elle-même.
La débauche d’énergie, de travail, d’argent, de génie technique, de sciences, nécessaires pour envoyer seulement trois hommes dans l’espace et faire qu’ils puissent passer deux heures sur la Lune paraît à la fois colossale et dérisoire. Tout ça pour ça ? Tout s’éclaire si l’on veut bien se rendre compte qu’il s’agissait seulement d’un épisode dans la Guerre froide et d’un moment symbolique où la haine pour la vie humaine terrestre prenait une certaine visibilité.
Le dépouillement de l’homme vivant, social et politique, terrestre, au profit d’un homme « déterminé absolument, c’est-à-dire en termes seulement physiques », aboutit à « l’homme technologique », harnaché de machines et ne pouvant faire un pas sans des millions d’interventions techniques. Le rêve de quitter la Terre est seulement un symbole, celui de lâcher la condition humaine terrestre et vivante pour une autre condition, impossible, technologique, anti-humaine, telle qu’on serait enfin débarrassé de la vie et de ses conditions. Mais comme la vie n’est pas seulement une caractéristique physique contingente éliminable mais forme l’essence de l’être humain, cet emballement technologique contemporain (qui s’exprime aussi dans l’homo atomicus (1) aboutit à une profonde inhumanité, un amour inconscient pour la poussière et la mort.
Jean-Jacques Delfour
Le Blog de Jean-Jacques Delfour