Ses ainées, Esther Lamandier, dans ses Romances Séfarades Et Chants Araméens, et la regrettée Montserrat Figueras (l’épouse et la compagne de création du grand Jordi Savall), dans Mare Nostrum, avaient déjà magnifiquement exploré ce trésor culturel. Naïma Chemoul marche avec bonheur sur leurs traces.
Elle entre sur scène comme une apparition, pieds nus, drapée dans une robe couleur de sable doré qui voile et dévoile un corps de danseuse orientale, d’amoureuse et de mère, de femme méditerranéenne. Sans doute, sa grand-mère Rachel devait-elle lui ressembler, qui lui a transmis de bouche à oreille toutes ces chansons d’amour, de joie et de tendresse; malgré les difficultés d’une vie de femme qui ne savait ni lire, ni écrire (qui ne devait pas savoir disaient les religions), mais qui connaissait des dizaines, peut-être des centaines de chansons. Elle chante presque a capella, n’utilisant qu’au minimum le microphone qu’elle blottit souvent entre ses seins comme un oiseau, comme un bébé. Elle incarne ce Moyen-Orient de nos rêves ancestraux, sans frontières, sans murs, sans barbelés, où les ennemis à mort d’aujourd’hui, modernes Caïn et Abel*, étaient frères issus d’une même mère, d’une même femme.
Avec ses excellents musiciens, dont elle dit que « leur vie est fragile comme celle des femmes », comme celle d’un oiseau sur la branche, Naïma Chemoul nous entraine dans un voyage au pays des femmes sépharades** en particulier, mais aussi méditerranéennes, d’Istanbul à Ispahan, en passant par le Maroc où vécut sa grand-mère. Et à travers celle-ci, c’est un hommage qui est rendu à toutes les femmes, à la Femme en général.
Ces chants à l’origine arabo-andalous ont été transmis par voie orale, c’est une tradition exclusivement féminine, les hommes se réservant la musique savante: chansons de mariage, de tendresse pour les enfants, berceuses, et bien sûr chansons d’amour…Mais La séréna, la sirène ou Les mains douces… sont autant de poèmes où l’on entrevoit que de l’homme et la femme, le plus faible n’est pas toujours celui que l’on croit. « Je n’ai pas de terre, je n’ai pas de cimetière, je n’ai que mon corps pour vous donner mon chant… » dit la chanson. Avec elles la voix de la mer, symbole féminin par excellence, parle à l’âme; le contact de la mer est sensuel, il enlace le corps dans une douce et secrète étreinte.
Si la mer était de lait
Les petites barques de cannelle
Je m’y plongerai entière
Pour sauver ma bannière
Si la mer était de lait
Je me ferais pêcheur
Je pêcherais mes douleurs
Avec des mots d’amour…
Dans ce spectacle, Naïma Chemoul explore ses origines, celles des femmes sépharades. Elle chante leurs mots, leur langue, leur quotidien. Elle honore leur mémoire et conte leur histoire. Elle fait entendre leurs voix. Thierry Di Filippo, Samir Hammouch et Bonaventure Akoto aux percussions, mettent leurs connaissances de la musique arabo-andalouse et orientale, leurs talents et leur sensibilité artistique au service de ces chants de femmes. Ensemble, ils explorent ce patrimoine musical, affirment leur liberté d’artistes d’aujourd’hui, entre Occident et Orient, tradition et modernité et jouent une musique intemporelle et sans frontière.
On sent sa forte complicité avec Samir Hammouch, spécialiste du qânoun, cette cithare moyen-orientale, ancêtre du psaltérion et du clavecin, dont c’est vraiment le répertoire, et dont le complice dans l’Ensemble Mosaïca, Bonaventure Akoto, au bendir et à la darbouka soutient en finesse l’édifice, auquel Thierry Di Filippo apporte toute sa sensibilité et son grand feeling.
Mais Naima Chamoul sait laisser la scène aux musiciens pour s’asseoir au premier rang dans le public et écouter avec celui-ci de superbes instrumentaux, par exemple une mélodie turque, ou une composition d’Anouar Brahem*** (Parfum de gitane) etc.
Quand elle revient sur scène, c’est pour une chanson sur les différentes recettes de cuisiner l’aubergine, 5 sur les 35 transmises par les femmes, où reste en filigrane le souvenir de l’époque où les Marannes d’Espagne, christianisés par la force, devaient dissimuler leurs habitudes alimentaires! Jaco est entrainante à l’image d’une grande partie de ce récital; et sur Aman Minush, elle fait chanter le public, y compris le directeur de la Cave Poésie, décidemment sous le charme.
Cette balade méditerranéenne sur les chemins féminins est envoutante et édifiante: si les hommes de pouvoir s’ingénient à édifier des frontières, les femmes emploient toute leur tendresse, les musiciens tout leur talent à les défaire.
Belle leçon d’espoir à méditer !
Elrik Fabre-Maigné
22-VII-2014
MAAYAN du mardi 22 au samedi 26 juillet à 19h30
Cave Poésie René Gouzenne 05 61 23 62 00
Durée : 1h30 Tarifs : 6/8/10/12 euros
71 rue du Taur 31000 Toulouse – métro A Capitole / métro B Jeanne d’Arc
Naïma Chemoul sera également en concert à la Cave Poésie du mardi 29 juillet au samedi 2 août à 19h30 pour ISHA, un projet ambitieux à la rencontre des mélopées yéménites, judéo-arabo-andalouses et du jazz, avec les mêmes musiciens et également Julien Duthu: contrebasse et Pierre Dayraud: percussions.
Quant à Thierry di Filippo, il sera l’hôte de la Cave Poésie du mardi 12 au samedi 16 août avec le Trio SWING 39, une des grandes références du Jazz manouche, à ne pas manquer si vous êtes à Toulouse à cette période.
* Le quatrième chapitre de la Genèse rapporte l’histoire d’Abel et Caïn, fils d’Adam et d’Eve. Caïn était cultivateur et Abel pasteur de petit bétail. Un jour les frères vinrent faire des offrandes à Yahvé. Caïn offrit les produits du sol et Abel offrit les premiers nés de son troupeau et leur graisse. Seule l’offrande d’Abel est agréée. Alors Caïn, le cultivateur, tue son frère Abel, le pasteur –
On retrouve cette rivalité agriculteur / pasteur dans les mythes sumériens qui mettent en conflit Enmesh et Entan ou Lahar et Ashnan mais cette fois favorable au berger…
** En 1492, les Juifs sont expulsés d’Espagne: 160 000 Juifs sépharades quittent leur pays plutôt que d’abandonner leur religion. Un véritable exode puisque par comparaison, 50 000 seulement accepteront de se convertir au christianisme. Moins d’un tiers choisira de rester en Europe. En passant par le Portugal, 25 000 Juifs espagnols iront ainsi s’établir aux Pays – Bas, 10 000 en France, 10 000 en Italie. Et à partir de l’Europe un groupe de 5 000 personnes traversera l’Atlantique vers l’Amérique.
La grande majorité préféra s’installer dans les pays méditerranéens voisins et plus particulièrement dans l’Empire Ottoman, qui accueillit le plus gros contingent de Juifs sépharades: 90 000. Un petit groupe prit la direction de l’Afrique du Nord, notamment vers le Maroc et la Tunisie (la communauté juive de Kairouan remonte au 8e siècle). Une poignée seulement poursuivit jusqu’en Haute Galilée pour rejoindre la petite communauté de Safed. Avec Jérusalem, Hébron et Tibera, Safed était une des quatre villes saintes du judaïsme.
Le XVIe siècle est une époque particulièrement faste pour les Juifs de l’Empire Ottoman. Ils occupent d’emblée d’importantes situations dans la vie économique. Salonique devient pour sa part une ville où les juifs jouent un rôle considérable: les Sépharades de cette ville et de Constantinople sont un des jalons du commerce international entre la Méditerranée, Amsterdam et l’Orient.
Aujourd’hui, la communauté sépharade compte environ 4 millions de membres dont la majorité est établie en Israël.
*** Anouar Brahem, oudiste et compositeur tunisien, musicien contemporain ayant une profonde connaissance de la musique arabe traditionnelle, qui a fortement modifié le rôle traditionnel de son instrument en le modernisant et en le confrontant aux musiques occidentales, en particulier le Jazz.