26 mai 2014, le pianiste russe est de retour à la Halle. Finalement, sa présence nous devient familière, et l’on se pose même la question : « Une saison toulousaine peut-elle se passer de celui qui est devenu incontournable dans notre paysage culturel pianistique ? ». Grands Interprètes pense que non, et nous, itou.
Il y aura plus de deux mille personnes à la Halle pour s’extasier, une fois de plus sur le bonhomme, et le pianiste, et le jeu de pédales, et ces poignets comme suspendus, et cette maîtrise absolue d’un bout à l’autre du récital, et cette illumination comme permanente semblant monter de la “boîte“, et cette jubilation intérieure intense que l’on devine dans la succession des encore qu’il nous délivrera, si tout va bien. Pour cela, il faudra communier, toutes oreilles dressées, yeux écarquillés, portables éteints, et surtout, surtout, ni toux, ni raclement de gorge. Respirer, point.
Chopin
Sonate n°3 en si mineur, opus 58
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Chopin
Mazurka en la mineur, opus 68 n°2
Mazurka en fa majeur opus 68 n°3
Mazurka en do mineur opus 30 n°1
Mazurka en si mineur opus 30 n°2
Mazurka en ré bémol majeur opus 30 n°3 –
Mazurka en ut dièse mineur opus 30 n°4
Mazurka en sol majeur opus 50 n°1 –
Mazurka en la bémol opus 50 n°2
Mazurka en ut dièse mineur opus 50 n°3-
Mazurka en fa mineur opus 68 n°4 (dernière œuvre écrite par Frédéric Chopin)
Le compositeur, et homme politique, soviétique Tikhon Khrennikov remet la médaille d’or au lauréat du IIIè Concours Tchaïkovski, Grigory Sokolov, au concert final du 29 juin 1966 à Moscou.
Ce sera un premier récital à Leningrad à douze ans, et très vite, le sacre du Concours Tchaïkovski de Moscou quatre ans plus tard, à seize ans donc. Soixante-cinq candidats sont venus de tous les pays pour briguer la succession de pianistes aux noms devenus par la suite si prestigieux : Van Cliburn, Ogdon, Askenasy. Ils affrontent un jury présidé par une autre gloire, Emile Guilels, et un public dont l’attention et les connaissances le rendent tout aussi redoutable. On loue, mis à part sa jeunesse, le métier de virtuose du vainqueur, s’étayant sur une maturité surprenante déjà évidente. Disciple du professeur Zelikman au Conservatoire de Léningrad, le tout jeune Sokolov se distingue par l’acuité et la précision de ses conceptions architecturales pour chaque œuvre abordée, que ce soit pour une sonate, ou une œuvre plus courte comme une mazurka qui n’en demande pas moins aussi une construction. « Au-delà de la note, du trait, de l’effet, il y a toujours chez lui, une musicalité, une légèreté qui organisent toute chose. » Commentaires faits au lendemain même du concours.
En plus de 40 ans de carrière, Grigory Sokolov s’est produit dans toutes les plus grandes salles des Etats-Unis et du Japon, a travaillé avec plus de 200 chefs ainsi qu’avec les plus grands orchestres. Le maître russe est l’un des très rares pianistes à avoir aussi une présence constante dans les plus grandes salles d’Europe et ce, année après année.
Ces dernières années, Grigory Sokolov a renoncé au brio des engagements avec orchestre pour se concentrer sur un exigeant tête-à-tête avec le piano. Un tête-à-tête exigeant aussi avec son public et le lieu du concert car l’artiste n’aime pas du tout, mais du tout être perturbé pendant sa “performance“. Le cadre de la Halle par exemple, lui convient fort bien. Plusieurs années également qu’il donne très peu d’entretiens et limite autant que possible son activité d’enregistrement. Jamais pourtant, il n’a été aussi connu – non comme une simple star du clavier mais, aux yeux de beaucoup, comme un véritable monstre sacré.
Déjà cinquante ans ont passé depuis le sacre. Et son public est de plus en plus nombreux, les salles affichent maintenant complet car, un récital de Sokolov, c’est devenu comme un pèlerinage, le rocher de Solutré de tout amoureux du piano qui, avec lui, s’accorde à penser que la découverte de la vérité se savoure et réclame un certain abandon. Son aura transcende celle du commun des virtuoses. Et plus ce géant modeste tente de se faire discret, plus elle semble le rattraper. Il est devenu incontournable, et tout participe à cet engouement, jusqu’à son arrivée sur scène et son cheminement un peu chaotique jusqu’au clavier sur lequel il fond sans attendre. On sait aussi qu’il a passé plusieurs heures à répéter des œuvres qu’il connaît au centième de seconde près, à régler son instrument et le tabouret. Il faudra encore lui signifier que le public est là, impatient, qui voudrait bien rejoindre son fauteuil.
L’expérience d’un récital relève du quasi mystique, assortie de rituels immuables bien connus de ses fans : le recueillement d’une salle plongée dans une semi-pénombre, le salut furtif du maestro, la densité d’un programme enchaîné sans hiatus et, en guise de bouquet final, l’offrande d’une moisson de encore attendus avec gourmandise.
« De ce climat d’intense concentration émerge une musique dont la richesse de nuances, de couleurs et de timbres est devenue une véritable signature. Mais une telle beauté possède en réalité des racines bien terrestres : une culture musicale quasi-encyclopédique, un vaste répertoire embrassant sept siècles de musique de Pérotin à nos jours, une science consommée de la mécanique interne du piano, et enfin une connaissance intime des œuvres, remises sur le métier des heures, des jours et des mois durant.
Et ce n’est pas là la moindre des énigmes du jeu de Sokolov : scrutée et analysée dans ses plus infimes détails jusqu’à tant que chaque note y trouve sa place vitale au sein de l’harmonie du tout, sa musique n’en semble pas moins jaillir, comme par miracle, dans l’inspiration du moment. Humble artisan ou génial alchimiste, Grigory Sokolov est un Sphinx du clavier. »
Est-il utile de présenter les œuvres au programme ? Pas sûr. Chopin a laissé trois sonates, les n°2 et n°3 étant parmi les plus connues. Elles offrent à Chopin une autre occasion de se montrer le compositeur le plus original pour le piano, et elles constituent aussi un démenti éclatant à ceux qui pensent toujours, Chopin = sucrerie, mièvrerie, sentimentalisme. La n°3 en est une démonstration parmi les plus parlantes.
Quant aux mazurkas, Chopin en a composé plus d’une cinquantaine, plus ou moins regroupées, d’une durée variant entre une centaine de secondes et trois cent. Sa dernière œuvre sera d’ailleurs une mazurka, et la dernière de ce récital aussi. D’aucuns y trouvent certaines des innovations harmoniques les plus osées du compositeur. Ses visites à des fêtes villageoises lui avaient révélé la surprenante originalité de la mazurka folklorique authentique. Le charme très particulier de cette danse rustique – caractérisée par de forts accents secondaires dans une mesure à trois temps dont la variété était très différente du rythme régulier de la valse – ne pouvait que s’offrir à lui lorsqu’il voulait évoquer ses souvenirs. Des souvenirs qui allaient susciter des compositions que les salons de toute l’Europe occidentale accueillaient naturellement comme fortement originales. Et d’ailleurs, bien trop innovatrices pour être comprises à la première audition. Une certaine Pauline Viardot, cantatrice, participera d’une certaine manière à leur vulgarisation en ajoutant des paroles à certaines mazurkas pour les chanter en récital. De “mazurkas par Chopin“, elle passera à “mazurkas arrangées par Madame Viardot“ ce qui ne sera pas tout à fait du goût du compositeur !
Michel Grialou
Les Grands Interprètes
lundi 26 mai à 20h00 – Halle aux Grains
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