Au théâtre du Grand Rond, « Jacques le fataliste » convie le public dans le voyage épique à la veine libertine de Diderot, avec Pierre Barayre, seul maître à bord.
Imaginez-vous être invité à la table de Diderot, faire partie de l’assemblée de ses amis éclairés, partager un verre avec lui et qu’il vous cause ce faisant, de sexualité, de matérialisme, de déterminisme, d’anticléricalisme… Sur la proposition de Pascal Paris, directeur de la Scène nationale d’Albi, à l’occasion du tricentenaire de la naissance de Diderot en 2013, Pierre Barayre a retraversé « Jacques le fataliste et son maître », roman dans lequel s’entrecroisent débats philosophiques et moraux et récit licencieux. De ce dialogue complexe et foisonnant de digressions, rebondissements et interpellations, le comédien du Théâtre Hirsute (1) et Pascal Papini (2) ont relevé le défi d’adopter la voix d’un seul narrateur, celle de l’auteur lui-même, et de placer le spectateur au centre de l’œuvre.
«En relisant le roman, je me suis aperçu à quel point ce récit était d’une grande modernité», raconte Pascal Papini. «Cette modernité réside dans sa forme : l’adresse au lecteur qui permet au comédien de jouer sur tous les registres de l’interpellation : imprécateur, complice, confident, provocateur… Et dans les thèmes abordés, très actuels : le déterminisme et le désir. Nous vivons dans une société libérale frustrée, dominée par un puritanisme latent. Le maître est un capitaliste à la sexualité pauvre qui s’érotise avec les récits grivois de son valet. Ces deux personnages sont les parfaits contraires de ceux de Molière : Dom Juan et Sganarelle. Jacques, c’est Dom Juan malgré lui», poursuit le metteur en scène.
«Dans cette conversation conflictuelle, le rapport de force entre Jacques et le maître est sans arrêt remis en question car si le fatalisme de Jacques ne cesse d’être contredit par son maître, celui-ci a besoin de se nourrir des aventures de son valet pour pallier à son ennui, à sa vie morne», affirme-t-il. Ce roman précurseur — édité post-mortem — fait entendre une langue subtile traduisant les affinements de la pensée fulgurante de Diderot.
Une parole que Pascal Papini a souhaiteé soutenue par l’image, celle que l’on percevrait «à travers le trou de la serrure»… Ce dernier explique : «La vidéo du musicien-régisseur Christophe Boucher fait partie intégrante du récit du maître, elle se substitue à son incapacité d’être dans une parole franche et libérée, comme Jacques». Conçu comme un spectacle nomade, saltimbanque avec simplement pour bagage, la chaleur de Diderot, « Jacques le fataliste » nous embarque dans l’odyssée d’un langage théâtral poétique à la pensée vertigineuse.
Sarah Authesserre
une chronique du mensuel Intramuros
« Jacques le fataliste », du mardi 25 au samedi 29 mars, 21h00, au Théâtre du Grand-Rond,
23, rue des Potiers, Toulouse. Tél. 05 61 62 14 85.
(1) Compagnie installée en Languedoc-Roussillon
(2) Pascal Papini est acteur, metteur en scène et directeur pédagogique du département Théâtre du Conservatoire à rayonnement régional de Toulouse
photo © Ariane Ruebrecht