« Bruno RUIZ peut mieux faire »
NOUVELLE CRÉATION
à la Cave Poésie René Gouzenne, rue du Taur à Toulouse
Du 11 au 22 février 2014 à 19 h 30 sauf le jeudi à 21 heures.
Bruno Ruiz fend l’armure et pour sortir du ghetto de poète-chanteur il se revendique haut et fort en poète du music-hall. Il se définit à la fois comme l’enfant de Bourvil et celui de René Char.
« J’aime René Char et Bourvil, cela ne m’a jamais posé de problèmes d’identité ».
Pour lui ce n’est pas un grand écart, mais une réconciliation avec lui-même. Car depuis longtemps perçait le comique d’Arcachon.
Il nous avait prévenus qu’il ne s’accomplissait pas forcément qu’en écrivant des chansons, et que de plus en plus la poésie prenait le pas sur le tour de chant.
Déjà un one-man-show humoristique créé à la Salle Nougaro en costume de marin pêcheur de coquillages, le délirant Pedro d’Arcachon, avait décontenancé les amoureux de la chanson aux contours plutôt tragiques, en tout cas à l’univers sombre, dont je fais partie.
Ce fut déjà un grand débat entre nous, mais Bruno Ruiz suit heureusement sa voie, et son coming out où il se dénude fait enfin émerger des souvenirs enfouis, longtemps indicibles comme ce souvenir des traces de godillots sur le sol, symbole de la honte, jusqu’à ce qu’il découvre que la honte peut être révolutionnaire. Et la trace des blessures indélébiles surgit en filigrane dans son spectacle.
D’autres bribes passent, cocasses, anecdotiques comme celle de l’abbé Pucelle, proches du café de commerce, et qui fait une part belle au quotidien qu’il a connu, aimé dans son enfance pauvre. Et pourtant lui le grand jongleur de mots style « Carambar », le grand Tartarin de l’almanach Vermot, lui le gai, le joyeux, a souvent été perçu comme le chanteur parfois difficile pour les auditeurs superficiels, et qui savait aller au fond des choses de la vie en plongeant dans l’amour, la vie, la mort, l’écriture, le tout avec un lyrisme incandescent, une force essentielle.
Cet univers infiniment grave n’était que sa part sombre, sa part d’ombre. Un autre Bruno Ruiz coexiste, celui de son enfance à Arcachon, celui de l’enfant pauvre, espagnol et marginalisé, de celui qui allait picorer en désordre les livres dans les demeures des autres.
Et la chanson n’avait en fait jamais qu’était « qu’un moyen parmi d’autres de représentation de la langue poétique », de la vraie vie.
Fidélité est son credo, « Si je me tais moi-même je trahis », et avoir trop longtemps enfoui sa jeunesse, sous les draperies du tragique a fini par l’étouffer.
Aussi dans le spectacle très étonnant, détonnant, dérangeant qu’il intitule avec dérision : «Bruno RUIZ peut mieux faire.», écho lointain et abouti de Suites, « Bruno Ruiz, poète de Music-Hall » de 1989, Ruiz Folies, il va dérouler son voyage initiatique.
Déjà dans la lecture faite par l’admirable Régis Goudot, du texte de Ruiz, Le monde est beau, on va sans cesse du noir au burlesque, Ruiz qui ne peut se pendre que sur un bonsaï.
Bruno Ruiz nous avait prévenus, mis en garde même : « Voici un récital hybride, inclassable, farci de coq-à-l’âne, fait de fragments, de récits d’entretien, de chansons, de chansonnettes, de scansions, de réflexions, d’aphorismes, de souvenirs, de monologues, de sketches, de poèmes, de chansons. »
C’est bien tout cela ce spectacle. Un nouveau rendez-vous avec lui-même.
C’est aussi une résistance contre les apparences, les étiquettes que l’on vous colle à jamais.
Alors il donne en scène une méthodique entreprise de déconstruction de lui-même pour assumer son double de comique troupier, de chanteur de music-hall. Le rire est pour lui l’éclat des larmes, celle de Laurel sans doute. Et les chansons idiotes le ravissent. Je comprends et je respecte cette immersion salutaire pour lui dans ses profondeurs : « Ce qui m’intéresse, dit-il, c’est cette articulation du divertissement avec ce que j’appelle la parole essentielle».
Mais j’ai du mal à le suivre étant sans doute trop unidimensionnel.
Son humour noir était connu, cet écorché vif ferme la porte maintenant à la nuit, en revendiquant une « défense et illustration » de la bêtise, et aussi un véritable art poétique qu’il affirme haut et fort, contre la poésie sans lyrisme et sans lumière.
Bruno Ruiz en a assez d’être ringardisé dans le tiroir des chanteurs-poètes, d’être coupé d’une partie du public, alors il provoque avec tendresse dans ce bric-à-brac fait d’histoires dites avec accent, de poèmes chantés a cappella, d’histoires au ras du quotidien, d’aphorismes désopilants.
Pour cela il fait un voyage entre ses accents, celui d’Arcachon interdit par la bien-pensance, et celui obligé du beau parler français, entre des blagues simplettes et le chant d’amour final.
La splendide lumière, celle mise en place avec Raoul Titinsnaider, sculpte le spectacle.
Bruno Ruiz a voulu rassembler toutes les pièces éparses de son moi, laisser venir en plein jour sa part d’amuseur.
C’est dérangeant pour certains, émouvant et vivifiant pour la plupart qui savent rire. Et cette tentative de savoir enfin qui on est, au mépris du personnage inscrit chez les autres, mérite le respect.
Car toujours il est : « Fidèle/ à son poids d’hirondelle/ être la sentinelle/ de chaque nuit nouvelle,»
Certes, c’est fort passionnant d’entendre ce grand écart permanent entre humour et gravité, dérision et tragique.
Et derrière la catharsis du rire, c’est toute une personnalité globale qui ainsi est mise à nue. Comme un flamand rose sur un pied, il dévide la bobine de sa vie, celle dont il osait à peine parler.
Pour ma part, même décontenancé, je salue sa fidélité à lui-même, et aux autres.
Nous serons restés indociles et fidèles
Nous n’aurons été reconnus que par quelques-uns
Qui se souviendront peut-être de nous
Et de nos mains, de nos voix
Et de ces pas gagnés contre quelques injustices
Nous n’aurons peut-être pas atteint la plénitude
Ni la sagesse que nous espérions
Mais nous n’aurons jamais cessé de chercher
Cette légèreté profonde
Qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue
Avant que le soleil ne s’éteigne
Et ne nous oublie
Bruno Ruiz, Poèmes retrouvés (2013)
« Bruno RUIZ peut mieux faire », oui il le peut ! Il le fait !
Gil Pressnitzer