Concert Orchestre National du Capitole
Direction Tugan Sokhiev
Piano Khatia Buniatishvili
Grieg : Peer Gynt – Suite n° 1, op. 46 (extraits)
Concerto pour piano en la mineur
Bruckner : Symphonie n° 7 en mi majeur
C’est par un programme résolument romantique que l’ONCT entame l’année 2014, avec deux œuvres presque contemporaines, l’une le très célèbre concerto pour piano de Grieg de 1868 et l’autre la vibrante septième symphonie de Bruckner plus rarement jouée étant donné sa difficulté, écrite quatorze ans plus tard en 1882.
Certes il n’a y aucun rapport entre le côté fougueux de la page de Grieg plus proche de Liszt et de Schumann, et l’aspect recueilli, voire mystique, de la musique de Bruckner, hommage à Wagner, si ce n’est le risque souvent avéré de mal les interpréter pour des raisons bien différentes.
Ainsi le concerto de Grieg peut facilement glisser vers le clinquant voir le pompier suivant les interprétations. Et la musique de Bruckner, avec ses lenteurs quasi schubertiennes, demande une tension et une concentration de tous les instants, pour éviter une fausse métaphysique ou une lourdeur statique hors de propos.
La réponse de Tugan Sokhiev est donnée dès les trois extraits de Peer Gynt (Au matin, Dans l’antre du roi de la montagne, et la Danse d’Anitra), où sur un tempo plutôt lent, tout est poésie et lumière.
Ce sera la ligne directrice pour les autres œuvres à venir, où le chef délaissant les traditions dites romantiques, va insuffler clarté et lumière dans ces sombres forêts du romantisme.
Pour revenir aux extraits de Peer Gynt il faut noter la belle progression rythmique du dernier extrait jusqu’à l’éclatement martelé du thème.
Et puis la belle et flamboyante Khatia Buniatishvili fit son entrée dans une robe rouge étincelante pour interpréter le concerto pour piano.
Le chef et la soliste vont échanger et leurs idées et leurs mouchoirs dans cette œuvre si souvent jouée.
Entrée d’ailleurs discrète de la soliste qui laisse l’orchestre déroulait les vagues musicales incessantes de la musique, se fondant avec celui-ci sans jamais prendre la première place.
L’orchestre est toute écoute et retenue, évitant toute péroraison intempestive.
L’adagio est un grand moment de poésie et le final libère l’énergie de la pianiste.
Après cette interprétation maîtrisée et pleine de nuances, Khatia Buniatishvili, malgré son rhume offrit deux bis bien différents, qui après renseignements pris sont les suivants : la douce mélancolie d’une pièce lyrique de Grieg jouée avec recueillement malgré la mèche de cheveux dans les yeux, et le martèlement d’un mouvement (Precipato) très motorique de la Septième sonate pour piano de Prokofiev, si proche de l’Allegro Barbaro de Bartók.
Puis vint le grand moment fort du concert, l’exécution de la Septième de Bruckner, à laquelle Sokhiev avait consacré beaucoup de travail et de concentration pour cet océan de musique de près de 70 minutes.
Il avait choisi l’édition Nowak, retrouvant la version originale en restituant les coups de cymbales et le triangle dans l’adagio.
Il avait placé les quatre « tubas Wagner » au milieu de l’orchestre pour mieux les intégrer au son de l’orchestre, ce qui ne fut pas toujours le cas avec le pupitre des cors trop en avant souvent.
Cette septième symphonie est soit interprétée de façon orante comme par exemple Wand, Haitink, Karajan, et bien sûr Celibidache, soit plus cursive comme Lorin Maazel.
C’est cette voie que retient Tugan Sokhiev qui va alléger et clarifier l’entrelacs de cette musique, dont il faut dire car elle est « une véritable durée existentielle ».
La musique de Bruckner ne peut être récupérée sous l’angle de la grandeur grandiloquente et de l’apocalypse, car elle respire le bonheur des simples et la bonté.
Grave et profonde, respirant amplement, elle est chant de forêts profondes enfouies en soi, offrande aux forces de l’esprit. La musique de Bruckner finit par lentement envahir l’intérieur de nous-mêmes, elle est nimbée de spiritualité.
Les grandes orgues de la forêt sont dans sa musique, et la recherche tendue de la résolution vers les accords parfaits de toutes ces implorations, entraîne un sentiment de libération, d’éternité retrouvée.
Après un murmure en trémolos, et annonciateur de mystères, s’édifie une vaste cathédrale tonale et harmonique basée sur un bithématisme entêtant avec une édification finale et des blocs monolithiques coupés de silences angoissants, avec retour cyclique des thèmes.
Malgré de sombres déchaînements, une coulée mystique emporte obstinément, patiemment, par ressacs nos repères temporels traditionnels : le temps est suspendu, piétiné même, les thèmes-statues sont assénés comme un orage et viennent et reviennent encore.
Vouloir entendre Bruckner sous l’angle de la perfection musicale conduit à une impasse. Car il ne faut pas chercher ses mystères autrement que dans le mystère. Répétitions, péroraisons prévisibles, développements trop scolastiques, pauvreté apparente de la palette orchestrale, bien sûr et mille autres choses encore !
Et pourtant devant la perfection polie et repolie de symphonies d’autres auteurs il y a un irrationnel attrait pour les lourds échafaudages vers le ciel de Bruckner.
Tout simplement parce que souvent la grâce l’habite, une poésie coulant de source vous embue, une grandeur vous saisit.
Avec sa foi de charbonnier Bruckner, allume des feux d’infini. Humble, hésitant, doutant sans trêve, il édifie presque malgré lui des œuvres comme sans doute dans le haut Moyen-Âge, quelques artisans frappés par la terreur de Dieu.
Et là se brise déjà une apparence : plus que de Wagner dont il n’utilise que la palette de couleurs, les avancées harmoniques, il doit beaucoup plus à Schubert, et à ses longueurs magiques. Bien sûr cette symphonie est aussi une célébration, une messe sans paroles pour Wagner et une oraison funèbre à celui-ci, dont il apprendra la mort au milieu de la composition.
Les relations Wagner-Bruckner sont bien à l’image de ces hommes. Wagner, en public, faisait semblant de faire grand cas de ce paysan du Danube qui lui vouait un culte absolu, et lui dédicacera sa troisième symphonie. Wagner faisait même semblant de solliciter son avis, car il n’avait pas beaucoup d’alliés à Vienne.
Mais en fait il se jouait cruellement de cet être simple, et le grand jeu à la villa Wahnfried consistait à le tourner en ridicule. Et Bruckner, avec son amour éperdu de la musique de Wagner continuait de le célébrer avec ses yeux de chien fidèle.
Peu importe, il reste cette magnifique œuvre et son pivot l’adagio.
Tugan Sokhiev réussit un extraordinaire premier mouvement où tout s’éclaire, loin de toute masse compacte. Le chef tend tout le flux musical. Les lumineuses interventions de la flûte habitée de Sandrine Tilly sont la poésie même, et hautbois et clarinette tissent presque du rêve. Loin des lourdes machines souvent données, Sokhiev, comme il le fait avec la musique de Brahms, allège, illumine les entrelacs et les blocs sonores. Bruckner n’est plus immobile, une véritable pulsation innerve cette musique.
L’adagio, très solennel et très lent, malgré quelques chutes de tension et de manque de frémissements plus accentués, est bien le sommet émotionnel de la septième.
Le quatuor de tubas est bien l’émouvant hommage à Wagner, et le déferlement final est bien maîtrisé et nous soulève.
Bien entendu le scherzo sied à merveille au chef qui en dégage toute l’énergie rythmique ainsi que la mélancolie bucolique du trio. Le final (agité, mais pas trop vite) reprend des thèmes mélodiques ou rythmiques des mouvements précédents. Bruckner bâtit à travers l’entrelacs de la polyphonie, l’apothéose qui couronne son œuvre d’artisan et le chef le rend fort bien. Ce mouvement, déjà proche de la huitième, est moins surprenant que les deux premiers, car Bruckner applique ses recettes habituelles de construction harmonique et tonale, et va plus vers la grandeur que l’émotion.
Tugan Sokhiev en fait le couronnement de l’œuvre en évitant tout wagnérisme impur ici, et porte son orchestre à un haut niveau.
Pour ce baptême brucknérien du chef à Toulouse ce fut une grande réussite dans une œuvre difficile à mettre en place et à interpréter. Tugan Sokhiev, dans un domaine que l’on ne lui aurait pas trouvé a priori des affinités, réussit brillamment à faire aimer cette belle musique si difficile à rendre.
Il aura fait entrer beaucoup de clarté et de lumière dans cette musique foisonnante, bien aidé par un orchestre en grande forme.
Et Bruckner en ressort lui, aussi plus lumineux !
Gil Pressnitzer
Orchestre National du Capitole de Toulouse