Concert Kathia Buniatishvili, piano et Renaud Capuçon, violon
Série des Grands Interprètes, le 22 mai
Béla Bartók
Deuxième Sonate pour violon et piano, SZ 76
Georges Enesco
Sonate n°3 pour violon et piano en la mineur, opus 25
César Franck
Sonate pour violon et piano en la majeur, opus 25
Ce concert était dédié à la mémoire de Christian Ferras pour le 80è anniversaire de sa naissance, qui était certainement avec son double fraternel et amical, Pierre Barbizet, le plus grand interprète de la Sonate de Franck. Ce concert aurait pu aussi être dédié à l’immense compositeur Henri Dutilleux disparu ce jour. Et rappelons que Renaud Capuçon fut l’interprète inégalé de son concerto pour violon « L’Arbre des songes ».
Le programme très intelligent, que les deux complices promènent en tournée actuellement, associe deux œuvres de « folklore imaginaire », la deuxième sonate de Bartók, la plus populaire, et la vibrante troisième sonate de Georges Enesco, que la chère Clara Cernat nous avait tant révélé, au monument qu’est la sonate de Franck.
Ce sont deux approches bien différentes qu’il faut posséder pour rendre palpables la magie sonore et mélancolique, fluide et sauvage parfois de Bartók et d’Enesco et la profondeur obsédante de la sonate de Franck qui impressionna tant Marcel Proust.
Ce sont des partitions difficiles et exigeantes. Nos deux grands artistes ont voulu et su les affronter.
La sonate de Bartók est celle d’un homme mûr de quarante ans, composée en 1921 pour une violoniste hongroise virtuose Jelly d’Arányi, amour de jeunesse de Bartók. Maurice Ravel lui a d’ailleurs dédié Tzigane pour violon et piano. Cette sonate est donc avec ses deux mouvements opposés, l’un en tendresse, l’autre en dissonances et tournoiements furieux, ses rebonds rythmiques, ses silences brusques, un engagement pour les interprètes qui doivent à la fois rendre le côté musique nocturne et celui percussif de Bartók. Elle préfigure son chef-d’œuvre pour violon, la Sonate pour violon seul de 1944. Le duo joue très lentement le premier mouvement, plus lentement que de coutume, introduisant un climat étrange. Le second mouvement sait être d’une fougue contenue.
La sonate d’Enesco date de 1926, elle est plus lyrique et plus proche du folklore et le chant du violon est prépondérant avec ses harmoniques, ses notes subtiles. Tout est noté méticuleusement dans la partition avec un soin maniaque et pourtant il nous semble écouter de la musique improvisée, se souvenant des rêves tziganes.
Il s’agit là d’un haut chef-d’œuvre et le duo le joue avec ferveur et intensité. On sent que cette musique leur tient particulièrement à cœur. Et comment oublier ce moment de grâce que fut le deuxième mouvement, soutenu et mystérieux, au bord du silence, au bord des larmes.
Kathia Buniatishvili et Renaud Capuçon savent merveilleusement bien restituer les élans rhapsodiques de ces musiques « de caractère populaire hongrois » pour Bartók, qui se souvient des danses de recrutement des soldats, et de celle d’Enesco, qui en exil volontaire se souvient de « sa chère patrie roumaine » bien lointaine en 1926, et il l’écrit « dans le caractère populaire roumain ». Là tout n’est que « timbres, espace et mouvement » dans cette irisation de notes qui coulent comme un ruisseau magique et qui peuvent devenir âpres et libres, mais doivent demeurer toujours envoûtantes.
Ces œuvres ne sont pas simples à interpréter, entre les quarts de ton utilisés par Enesco et les dissonances et l’atonalité de la sonate de Bartók. Il faut être à la fois aérien et porteur de la terre de Hongrie et de Roumanie. Les deux interprètes, qui font de la musique ensemble depuis déjà quelques années, forment un duo complice et complémentaire, totalement en osmose et il le faut pour livrer tous les entrelacs de ces musiques parfois rêveuses, soudain furieuses et toujours exaltantes.
Là le piano sonne comme un cymbalum et le violon comme un violoneux tzigane déchaîné, puis les grandes bouffées de mélancolie doivent planer et faire monter les émotions d’Europe Centrale comme des chants d’oiseaux.
Tout cela, ce duo le fait dans une langue évidente et naturelle, et toute la magie « tzigane » de ces musiques est tangible, prenante, enveloppante. « Andante soutenu et mystérieux » d’Enesco ou « molto moderato » introductif de Bartók, mais aussi danse furieuse. Parfois les interprètes deviennent de grands musiciens de village, allant de fête en fête.
La sonate de Franck est un monument de la littérature des sonates piano violon. Elle est si belle qu’elle est trop souvent transcrite pour et piano.
Sa forme cyclique, son romantisme nocturne, demandent une tout autre approche. Et notre duo se métamorphose en papillons de nuit, pour restituer tous les beaux méandres de ce chef-d’œuvre.
Leur interprétation est plus rêveuse que romantique, et la partition se pare d’une poésie pas souvent mise aussi bien en valeur par d’autres. Bien sûr la fièvre des autres mouvements est aussi rendue. Et l’on comprend pourquoi Renaud Capuçon a dédié ce concert à Christian Ferras dont il retrouve l’esprit poétique.
Enfin en terrain plus familier le public a laissé libre cours à son enthousiasme et il aura été récompensé par pas moins de quatre bis, dont le plus intéressant, car échappant aux traditionnelles musiques sucrées à la Kreisler, aura été ce bel extrait des Danses roumaines de Bartók.
Tant de subtilités, de notes suspendues de la part du violoniste souvent en apesanteur dans ses aigus n’auront pas trouvé l’écrin idéal dans le vaisseau de la Halle Aux Grains qui dissout trop les nuances, et le son se perd. Mais cette vaste nef n’a jamais prétendu être une salle dédiée à la musique de chambre, et la nécessité d’un auditorium est apparue encore ce soir plus éclatante, plus criante. Mais cela ne semble pas hélas à l’ordre du jour.
Gil Pressnitzer