La même semaine, j’ai assisté à la projection du film de Gianni Amelio « Le premier homme » (à Utopia qui est le seul à le projeter !)* et « Léo 38 » par Monique Brun à la Cave Poésie** ; et les deux m’ont profondément remué, bouleversé même, tant leurs interprètes, Jacques Gamblin et Monique Brun, se sont identifiés à Albert Camus d’une part, Léo Ferré de l’autre. En faisant ressortir combien ces deux immenses artistes étaient avant tout des révoltés de la tendresse, des hommes justes, dans le sens premier du terme : celui d’un instrument, d’un violon par exemple ou d’une voix, « qui sonne parfaitement en conformité avec l’échelle musicale qui sert de référence » (comme dans un accordeur électronique).
Monique Brun est seule sur scène avec deux lampes halogènes, un pupitre avec des photos de Léo et quelques textes, un verre d’eau sur un piédestal, le tout sur un simple tapis noir et blanc. D’une voix douce, chaude et légèrement rauque, sans éclats, elle dit des extraits de ses Entretiens*** et chante a cappella des chansons telles que L’été sans fout, Quartier Latin, L’Etang chimérique ou La Chanson Triste ; en ménageant des pauses prégnantes qui suspendent à ses lèvres. Et, pour moi qui aie eu la grande chance de partager avec lui des moments inoubliables, elle devient Léo, par instants fugitifs, jusque dans la tonalité de la voix, jusque dans la gestuelle ! Evidemment, c’est une comédienne qui a de la bouteille, qui vient de loin (D. Mesguich, S. Seide, P. Adrien, M. Ulusoy, G. Lavaudant, le Footsbarn, le Théâtre Dromesko etc.), une excellente conteuse-chanteuse ), mais par-dessus tout, une femme qui aime cet artiste irremplaçable ; et cela se sent dans une quintessence qui laisse pantois. Le tout sur un fil qui peut se rompre sans prévenir…Cette « confidence du chant au parlé », à des années-lumière des variétés télévisées dont nous saoule la mode et le commerce, mériterait un prix de l’Académie Charles Cros.
A l’heure où un livre vient ternir son image, en révélant une face obscure de l’homme, dans son intimité, on y découvre un Ferré inconnu, enfant asphyxié par des prêtres pour lesquels il n’était qu’un numéro (Léo 38), qui dirigeait des orchestres symphoniques imaginaires et qui désirait les filles dès l’âge de 7 ans (!) ; un aspirant qui traversa la France en plein exode avec une troupe de tirailleurs sénégalais, craquant les quelques billets qu’il avait pour leur offrir du café et du chocolat (!)…: l’adolescence clémentine (comme dirait Marot, le poète cadurcien) du Prince des Poètes qu’il deviendra tard…
Un homme à la culture impressionnante et à la gouaille toute méditerranéenne, à l’humour acide, presque noir, un homme juste (oui, je persiste et signe) dans sa quête de poésie et de musique ; tant pis si parfois il a fait des faux-pas : comme disait un certain Jésus, « que celui qui n’a point fauté lui jette la première pierre ».
Et l’on comprend que Toscanini l’ait assis à côté de lui et que Ravel lui ait souri, lorsqu’enfant, il s’abreuvait de musique à l’Opéra de Monaco, que les Frères qui essayaient de le tenir en pension aient eu peur de son regard, que Marie, la petite réfugiée espagnole, ait tout risqué pour le suivre en Italie, qu’une partie des gens de ma génération ne puisse oublier cet homme qui a changé sa vie.
Grazie mille, Léo ; Merci Monique (Brun).
On a beaucoup craché sur Ferré (j’en ai été témoin) pour ses prises de position sur la peine de mort, sur Franco, sur la sexualité, sur la musique pour tous, sur la guerre d’Algérie…et j’en passe.
Comme on a beaucoup insulté le prix Nobel de littérature 1957 pour une phrase (volontairement) sortie de son contexte : « Entre la justice et ma mère, je choisis ma mère » (en réalité, il a dit : «En ce moment, on lance des bombes dans les tramways d’Alger. Ma mère peut se trouver dans un de ces tramways. Si c’est cela la justice, je préfère ma mère »).
Au delà d’une guerre civile que nous sommes encore nombreux à avoir vécu et souvent occultée, du déchirement de Camus le pied-noir, de son amour fusionnel pour sa mère, le film montre aussi sa passion pour les paysages de son Algérie natale où prime la notion de bonheur, de fusion sensuelle avec le monde. Fusion d’autant plus recherchée et savourée par l’auteur, sujet à des crises de tuberculose, à qui il était souvent interdit l’exposition au soleil ! Et il se brulera à refuser le manichéisme, où s’engouffraient les uns et les autres, certains par démagogie, certains par aveuglement. Jacques Gamblin habite l’homme Camus avec foi, et justesse, je le répète ; autour de lui Catherine Sola, Nino Jouglet, Denys Podalydés etc. sont au diapason. Et la lumière du ciel et de la mer est omniprésente, dans ce Premier homme, dans ce roman inachevé, dans ce film réussi**.
En 2006, mon cher ami le Professeur Ali Ozcelebi, recteur de l’Université de Bursa, quelques mois avant sa mort, m’a amené à Lourmarin, sur la tombe d’Albert Camus, envahie de lavande ; j’ai été étonné de voir qu’elle n’était pas entretenue, le nom commençait à s’effacer. Ali avait apporté un thermos de café ; il en a versé une tasse dans la terre devant la tombe, puis nous avons bu le café chaud à la santé de Camus, comme cela se fait en Turquie. Je voulais dire un extrait de Noces à Tipasa, mais l’émotion était si forte que je n’ai pas pu aller plus loin que la première phrase : Au printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l’odeur des absinthes, la mer cuirassée d’argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la lumière à gros bouillons dans les amas de pierres ; à certaines heures, la campagne est noire de soleil… Les souvenirs se sont étranglés dans ma gorge. Je me suis revu en 1960 assis sur une pierre à Tipasa, avec ce petit livre dans la main : les arbres, la mer et Albert Camus ont versé du baume sur mon âme d’enfant traumatisé par la folie des hommes autour de lui.
Si vous allez aujourd’hui à Tipasa, vous verrez : tout est là ! Le ciel, la mer et cette stèle toute simple sur laquelle on peut déchiffrer une inscription gravée dans la pierre et que le vent finira aussi par effacer un jour. L’inscription est en français : «Je comprends ce qu’on appelle gloire, le droit d’aimer sans mesure ». Elle est signée Albert Camus.
Ferré dit dans ses Entretiens***, « face à un an de Léon Blum, beaucoup de socialistes sont de la marmaille » (j’ajouterai : face à Jaurès). Aujourd’hui où « Monseigneur l’argent, Don Dinero », comme chantait Paco Ibanez, règne sur le monde, où nous en sommes toujours à « l’âge des casernes » dans trop de pays, où l’on parque toujours les « étrangers » dans des camps dits hypocritement « de rétension », où la servitude abaisse certains hommes et femmes jusqu’à s’en faire aimer, heureusement qu’il y a l’amour bien sûr, l’amitié élective de certains artistes, la fraternité d’humbles particuliers, et que le le grand spectacle de la nature et la beauté de certaines œuvres humaines me donne des émotions incomparables. Qu’il y a toujours Mozart, Villon, Beethoven, Rimbaud, Ravel, Apollinaire, … et Ferré qui nous prennent souvent comme une mer.
Qu’il y a toujours la justesse d’un Camus pour nous donner à voir la Lumière et la Mer; celle d’un Ferré pour entendre la Mémoire et la Mer. Et des artistes pour nous les donner à entendre et à voir !
Elrik Fabre-Maigné
23-IV-2010
PS. Rappelons que Les Justes est une pièce de théâtre en 5 actes écrite par Albert Camus. Elle fut représentée pour la première fois au Théâtre Hébertot le 15 décembre 1949. Mais plutôt qu’aux terroristes qu’elle met en scène, elle renvoie pour moi tout naturellement à ces Justes qui ont risqué leur vie pour sauver ceux que persécutaient les Nazis, Juifs, Tziganes, Homosexuels, Résistants…
Par ailleurs, que c’est un autre italien, Gillo Pontecorvo, qui a réalisé en 1966 un film édifiant mais longtemps interdit : « La bataille d’’Alger ».
* Utopia Toulouse 24 rue Montardy 31000 Toulouse – 05 61 21 22 11 Du 1 au 21 mai.
** Jusqu’au samedi 27 Avril à 19h30 Cave Poésie 71 Rue du Taur 31000 Toulouse (métro Jeanne d’Arc) 05 61 23 62 00
http://lescopainsdlaneuille.hautetfort.com/archive/2011/11/12/leo-38.html
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*** Vous savez qui je suis maintenant Editions La Mémoire et la Mer 2003
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