OH les beaux jours de Samuel Beckett
Mise en scène Blandine Savetier
Compagnie : Compagnie Longtemps je me suis couche de bonne heure
Yann Colette: Winnie –
Nathalie Royer : Winnie
Une des pièces les plus célèbres de Samuel Beckett « Oh les beaux jours », créée dans sa version française en France en 1963, est représentée au TNT au bord de la transgression, car le personnage légendaire de Winnie, immortalisé et aussi momifié par Madeleine Renaud, est ici joué par un homme, le comédien Yann Collette. Et pour ajouter à cela, Winnie, ici très présent, mais toujours caché, est joué par Nathalie Royer. Et « comme Beckett regardait une femme au travers de lui-même », Yann Colette regarde Winnie au travers de lui et ajoute une illusion supplémentaire à ce théâtre d’illusion.
Samuel Beckett était plus que vigilant, tyrannique et tatillon sur les mises en scène autorisées. Ses ayants droit, après bien des hésitations, ont autorisé cette adaptation. C’est une décision heureuse, car la mise en scène lumineuse de Blandine Savetier est l’une des plus accomplies, les plus pertinentes jamais montées. Elle a su jongler avec les contraintes et s’octroyer un espace de liberté. Le talent fulgurant de Yann Colette y est bien sûr pour beaucoup. Sa présence immense, sa force enracinée au concret, habitent tout l’espace de la pièce. Ce texte est très difficile à dire pour un acteur, car passant du lyrisme au trivial, de la répétition entêtante aux ruptures. Yann Colette y est fascinant, envoûtant.
Et la volonté de Blandine Savetier de dépoussiérer et de rendre tangible ce texte de rituel et de mort est pleinement réussie. Le décor de fin du monde est fidèle aux volontés très strictes de Beckett. À moitié enfouie, puis avec seule la tête qui émerge d’une sorte de terril avec le charbon du néant qui s’avance inexorable.
Avec le vieillissement du corps, celui des mots avec parfois des réminiscences du « vieux style », avec le vieillissement des gestes de plus en plus entravés, Winnie va tenter de vivre encore « une journée divine » avant son effacement définitif. Ce moment où il n’y aura « plus rien à dire, plus rien à faire ».
Au bord du vide définitif, Beckett fait de Winnie un être lumineux, joyeux, espiègle, heureux de vivre ces beaux jours face au lent ensevelissement par le temps qui la grignote. Winnie fait ses bénédictions au jour qui se lève : Encore une journée divine…Commence ta journée Winnie, sainte lumière. L’humour seul semble permettre de parler de l’insupportable, la mort qui vient.
Cette lumière écrasante, cette sainte lumière, voulue par Beckett irradie un moment du monde qui s’éteint. « Tout ce temps à quémander la lune ! » dit Winnie. « Pas mieux, pas pire » ainsi se déroulent les jours.
Winnie ne peut se rattacher qu’à ses rituels et qu’à son sac qui conserve les traces de la vie de tous les jours : son miroir, son parapluie, ses lunettes, son peigne et sa brosse à dents, un vieux revolver, et aussi hors de cela ses voisins de néant, Willie, une fourmi, une boîte à musique qui égrène « Heure exquise qui nous grise lentement», passage de la Veuve Joyeuse, qu’elle reprendra à la fin en dérision absolue de cette belle journée, encore une, arrachée à la mort. Dans ce décor de fin du monde, noir mettant plus encore en lumière le masque blafard de Yann Colette, sorte d’acteur de théâtre No et Willie de danseur Butô du néant, aux gestes de plus en plus épurés, à la fausse féminité exacerbée.
De plus en plus enterré, n’ayant plus que la tête qui émerge du plastique noir comme le charbon, Winnie s’émerveille encore : quelqu’un se soucie de moi encore.
Elle, la tête pleine de cris, saisie de rires, veut continuer à parler, à être, à se demander comment glorifier le Tout-Puissant. Et les sonneries stridentes, « cela sonne pour le réveil cela sonne pour le sommeil », rythment la déréliction de ce vieux couple guettant les derniers humains à s’être fourvoyés. Ici tout est étrange dans un paysage de fin du monde.
Blandine Savetier fait ressortir intensément toute la drôlerie contenue dans le texte, aidé par la diction parfaite de Yann Colette, de ses intonations allant du rire au cri, humaine trop humaine. La pièce est en fait un long monologue bavard de la femme Winnie, auquel répondent parfois les grognements de son mari Winnie. Donc en fait un dialogue toujours tissé et constant.
Et tout repose sur la langue, car les gestes sont ici abolis. Ici cette langue est mise en majesté. La partition complexe est soulignée devant nous.
« J’aime la simplicité élaborée de la langue de Beckett, son humour, son écriture trouée, écartelée entre l’obscurité de son désespoir et le soleil de son amour de l’humanité. La flamme du désir est maintenue à l’intérieur de l’épuisement, la force de l’espoir fait face au désenchantement du monde et c’est cette tension qu’il m’intéresse de mettre en jeu », note Blandine Savetier. Yann Colette, légendaire comédien de Quartett d’Heiner Müller, dans sa robe de mariée, sa perruque blonde, ses lèvres rouge écarlate, insuffle une vie inquiétante à son personnage avec la seule arme de la coquetterie face à l’engloutissement de la mort. Elle semble avoir gardé son âme de petite fille.
Ces deux journées dans la vie de Winnie, enterrée de plus en plus jusqu’à la disparition, ne sont pas un chant funèbre, mais presque un hymne émerveillé à la vie. Toutes ses redites sont la vie quotidienne qui s’en va.
« Cette femme, gaie et reconnaissante remercie.…C’est une damnée de l’espérance. » (Jean-Louis Barrault).
Beckett qui voyait en Winnie « Un oiseau mazouté », en fait pourtant une sorte de colombe de la survie qui « s’enfonce en chantant ». Il est à la fois Winnie et Willie.
Yann Colette et Blandine Savetier accentuent ce « comique mélancolique », sa lumière noire, rendant encore plus fort le poids de ce texte.
À la fin, alors que la mort s’approche, que Winnie est tenté de ramper vainement jusqu’à elle, Yann Collette chantonne « heure exquise qui nous grise lentement », chanson des désirs fous et il devient bouleversant, angoissant.
« Le beau jour que cela aura été », pour nous aussi spectateurs.
Gil Pressnitzer