Je fais confiance à Emmanuel Gaillard, le fougueux directeur d’Odyssud, pour nous réserver des surprises et secouer les habitudes en matière de spectacle vivant; plus particulièrement avec les Musique anciennes et baroques pour lesquelles il a une prédilection (rappelons qu’il a été l’administrateur de l’Ensemble A Sei Voci qui n’a hélas pas survécu à la disparition de son fondateur, le regretté Bernard Fabre-Garrus).
Il a choisi cette fois-ci rien moins qu’un chef d’œuvre oublié évoquant l’apocalypse, le Déluge, qui dans l’Ancien Testament est la punition envoyée par Dieu à l’humanité pour ses turpitudes, faisant tomber la pluie sur la Terre pendant quarante jours et quarante nuits et épargnant uniquement Noé, sa famille et les animaux de chaque espèce abrités dans l’arche.
Cède-moi,
Ô Pitié, ne me résiste plus.
Trop ai-je supporté
La dure impiété du monde
Dans les cœurs pervers, Trop ai-je supporté, tu le sais bien…
Que l’homme rebelle voie
S’il y a plus de foudres dans ma main
Que d’étoiles dans le ciel.
Obéissant à mon signe
Écoutez-moi, Éléments…
Michelangelo Falvetti (1642-1692), maître de chapelle au Duomo de Palerme et plus tard de Messine, n’a pas lésiné quand il a écrit son Diluvio univesale, mêlant madrigalisme et danses populaires de sa région natale au contrepoint d’église.
Déjà, la composition de l’orchestre et du chœur, 30 personnes en tout, les 17 chanteurs du Chœur de chambre de Namur, et la Capella méditteranea**, avec 5 violons, 2 violes, 1 violoncelle, 1 contrebasse, 2 luths, 1 orgue-harmonium, 1 harpe, 2 saqueboutes, 2 cornets !
Sans oublier, Keyvan Chémirani***, aux percussions persanes (Zarb, darf). Installé en France avant l’établissement de la république islamique en Iran par l’ayatollah Khomeini, son père est un des maitres de ces instruments, et comme lui, le jeune homme mène une carrière internationale. Comme il dit si bien, « mon monde musical est celui de la Méditerranée et de l’Orient : il est étonnant de remarquer que dans leurs incroyables diversités et spécificités, les musiques méditerranéennes et orientales gardent un certain esprit en commun. Le caractère modal de ces musiques ainsi que leurs liens directs avec le chant et la poésie en sont peut-être la principale raison. » Ses différentes rencontres musicales (flamenco, musique ottomane, grecque, arabo-andalouse) lui ont permis de mesurer le caractère particulier de chacune de ces traditions, mais aussi des aspects communs parfois très surprenants – « on est frappé par l’étrange similitude entre le rythme de la buleria du flamenco et celui du kereshmeh iranien ». Voilà qui résume le caractère unique de la musique du Sud de l’Italie en général, et celle de Falvetti en partie ; et je m’étonne que cet homme n’ait pas encore rencontré Jordi Savall.
Je remarque par ailleurs avec plaisir que le premier violon qui emmène avec sa finesse habituelle les cordes n’est autre que Flavio Losco, fidèle de Jean-Marc Andrieu et de l’Ensemble baroque des Passions**** (dont le Tryptique de Jean Gilles : Requiem-Lamentations-Te Deum-Messe en ré-Motets sera disponible le 23 avril).
A la tête de cette phalange musicale, le jeune chef argentin, Léonardo Garcia Alarcón (il n’a que 37 ans!) impose sa fougue toute sud-américaine, et chez lui, « l’exigence, la science qu’il possède de ce répertoire baroque vont de pair avec une générosité et un appétit gourmand – appétit musical… s’entend ! » C’est à lui que l’on doit la redécouverte de ce compositeur calabrais oublié pendant trois siècles qui a commis ce déluge musical (et qui près de 160 ans avant le Nabucco de Verdi, avait été inspiré par l’histoire de ce roi de Babylone): Michelangelo Falvetti. Celui-ci a utilisé les techniques de la monodie accompagnée pour une écriture contrapuntique, -procédé que seul Monteverdi avait osé auparavant en transformant son célèbre Lamento d’Arianna en madrigal à cinq voix-. Mais même si Falvetti applique les théories de son ainé au sujet de la « colère en musique » et s’il utilise le contre-point d’église, le style madrigalesque d’une grande modernité, dans la tradition de Sigismondo d’India, un autre grand musicien sicilien, il ne s’agit pas non plus dans un oratorio ; et même si l’influence de l’opéra vénitien est évidente dans l’écriture des « duetti » des époux, d’une religiosité profonde et également d’une grande sensualité. Par contre, pour la première fois dans l’histoire de la musique, est employé ce style appelé « concitato » pour cinq personnages qui chantent en même temps des mélodies différentes : Falvetti n’a pas hésité à écrire avec ce Déluge un grand « lamento » pour chœur à cinq voix, une autre nouveauté qui place l’oeuvre encore une fois sous un angle différent et unique pour l’époque. Et l’on comprend mieux ce qui a séduit Léonardo Garcia Alarcon !
La mise en scène est audacieuse : la Justice divine commence dans la salle, nombre de duos et de chœurs sont chantés à la face, au contact des premiers rangs, où même un cornet vient s’asseoir.
Les différents protagonistes sont personnifiés par des chanteurs : Dieu est une basse, comme la Terre, la Justice divine est une mezzo-soprano, l’eau est une soprano (bien sûr), Noé est un ténor comme le Feu ; la Mort (dont la noire apparition avec sa faux est saisissante), un haute-contre : l’étonnant Fabián Schofrin, qui évoque irrésistiblement les castrats contemporains de Falvetti. « La Morte » chante son air Ho pur Vinto et l’orchestre joue une tarentelle pour accompagner sa joie; mais rien d’étonnant à cela, car en Sicile, la mort est souvent associée à la danse: sur une fresque de la Cathédrale de Palerme on peut voir une « Danse des Morts ».
Le chœur Ahi che nel fin chanté à 5 est l’un des plus émouvants madrigaux que j’ai jamais entendus : Hélas, qu’à la fin d’une si horrible tragédie Se confondent comme dans une scène indistincte Le Monde naufragé et la Nature éteinte et je n’ai pas pu m’empêcher à la folie des hommes, au bombes atomiques lancées sur Hiroshima et Nagasaki.
Heureusement, le final est un happy end comme disent les Anglais : tout le monde ressuscite, tout le monde est pardonné : Mon cœur, réjouis-toi, Les nuages s’envolent du ciel. La lumière qui resplendit Remplit l’âme de jubilation. Change, mon Dieu de douceur, ta fureur En arc-en-ciel de paix, Et que la blanche colombe vienne déposer En signe de paix le rameau d’olivier Sur l’arbre d’Adam, grâce à moi encore vivant. Voici l’arc-en-ciel de la paix, Dans lequel les âmes contemplent La clémence divine. Dans le cercle d’une sphère, la lueur de la pitié, même voilée, flamboie. Puisque le soleil parmi les oliviers sacrés Invite les âmes errantes à la pénitence, Que chaque âme fidèle cueille les fruits de la Vie sur les belles branches de la Paix.
Avec ma voisine, nous aurions aimé parfois un peu plus de fulgurances comme dans la musique baroque latino-américaine, décrite par Alejo Carpentier dans son Concierto barroco (Folio) ; mais ne boudons pas notre plaisir : les musiciens sont resté fidèles à l’esprit du compositeur, les mélodies sont souvent superbes, les envolées rythmiques entrainantes.
Nous avons apprécié les sopranos Mariana Flores (pas seulement pour sa robe moulante, mettant en valeur ses formes callipyges), et Fleur Bouilhet Manent, le ténor Fernando Guimaraes et la basse Matteo Bellotto, mais surtout la mezzo-soprano Evelyn Ramirez Munoz, et bien sûr Fabián Schofrin.
Plus qu’à un déluge, ou à tremblement de terre, cette musique me fait penser à une tempête sur la Médittéranée, cette mer qui est la Mère de notre civilisation européenne, à cette statuette visible au Musée archéologique de Cagliari, Madre Mediterranea…
Pour les rappels, la dernière pièce de Falstaff de Verdi, un opéra comique (tout dans le monde est une farce), et la Tarentelle de la mort toujours, « joyeusement » rythmée au tambourin par Fabiàn Schofrin ; le chef fait voler ses partitions et vient chanter Libertat, Liberté, avec ses solistes. Ce pourrait être le dernier mot de cette ouverture des Rencontres…
Après cette tempétueuse ouverture, j’attends avec impatience la suite: Don Quichotte par les Sacqueboutiers de Toulouse le 9 avril, Mozart, Haydn, Azaïs par l’Ensemble Baroque de Toulouse de Michel Brun avec Yasuko Bouvard le 10 avril, Musica Méditteanéa par le Troubadours Art Ensemble de Gérard Zuchetto le 12 avril et Le chant des Balles (jonglerie musicale) le 18 et 19 avril.*****
Puisque le soleil parmi les oliviers sacrés
Invite les âmes errantes à la pénitence,
Que chaque âme fidèle cueille les fruits de la Vie
Sur les belles branches de la Paix.
Elrik Fabre-Maigné
2 avril 2013
* apocalyptique (théologie)
** http://flavors.me/cappellamediterranea
*** www.accords-croises.com/fr/artiste-bio.php?artiste_id=44
**** Entreprise en 2008, cette anthologie Jean Gilles réalisée par Les Passions-orchestre baroque de Montauban et Le Chœur de chambre les éléments s’achève cette année avec la publication du coffret regroupant les trois volumes des œuvres majeures du compositeur toulousain. Justement remarqué par la critique internationale et soutenu depuis le début par le Festival de La Chaise-Dieu, cet audacieux florilège est désormais considéré comme l’une des versions de référence du célèbre Requiem ou du fastueux Te Deum ainsi que le premier enregistrement mondial de la Messe en ré.
***** http://www.odyssud.com/rencontres-musiques-anciennes.html
Cette soirée, comme toutes les Rencontres des Musiques Anciennes en Midi-Pyrénées, est organisée avec le soutien de la Caisse d’Epargne Midi-Pyrénées.