Changer la donne : une série où l’humain s’empare de son quotidien
A la chance de ses rencontres, Eva Kristina Mindszenti nous propose les interviews d’individus qui, sans vacarme ni tumulte, ont décidé de donner corps à leurs idéaux.
Qu’ils agissent dans la culture, la santé ou qu’ils œuvrent pour la dignité animale, ils racontent pourquoi, et comment, ils ont un jour décidé de changer la donne.
Deuxième rencontre : Sabrina Peres, alias Maboo, plasticienne et dramaturge, nous raconte comment son cheminement d’artiste a rejoint l’action l’humanitaire.

Sabrina Peres, Alias Maboo
Vous êtes une artiste pluridisciplinaire, travaillant autant le dessin que la peinture, le graff ou le tatouage. Vous êtes aussi l’auteure de plusieurs pièces de théâtre. Racontez-nous ce qui vous a menée vers ce métier d’artiste-auteure ?
J’imagine que ce sont plusieurs ingrédients, plus ou moins occultes et névrotiques, qui ont dessiné le chemin que j’ai emprunté. Une grand-mère peintre, un mutisme arrogant mais douloureux jusqu’à la fin de l’adolescence, un petit 3/20 en dessin au bac, un refus en Arts Appliqués à la fac mais un diplôme en communication et un autre en sociologie.
Je suis une tête de mule. J’ai toujours refusé l’idée d’avoir un.e patron.ne. J’ai du mal avec l’autorité. En conséquence, j’ai choisi l’art comme seul mentor. Enfin, on s’est choisis. Mais j’ai aussi eu la chance, dès vingt ans et toujours depuis, de naviguer parmi moult artistes. Ils m’ont appris à faire fi de mes complexes liés à mon cursus et m’ont guidée dans ma pratique. Ils m’ont enseigné à ne pas rester dans l’immobilisme et à absorber le monde extérieur : le grappiller et le régurgiter.
Je dirais que le petit plus, si j’ose le nommer ainsi, c’est que je suis constamment sur le fil. Le monde l’est avec moi, si ce n’est plus. Ensemble, nous sommes des funambules qui s’observent et parfois se déchirent. Et puis, on a tous un monstre caché dans le placard. Je pense avoir réussi à globalement l’appréhender via mon métier. Non pas à le contenir, mais à le cueillir. Lorsque la garde est baissée, il est là, insidieux, toujours prêt à se jouer de moi. Mais il est aussi moteur de création. Je peins ou écris autant avec mes affres qu’avec la violence généralisée. Mais j’use d’autodérision. Toujours. Comme cela, l’illusion reste intacte. Mes images, mises en scène ou objets prêtent à sourire en premier lieu. Mais la seconde lecture est cruelle et sans pitié.
Vous êtes, parallèlement, impliquée dans la vie associative. Pourquoi est-ce important, en tant qu’artiste, de vous associer à des missions non lucratives ?
C’est complètement personnel, mais je me suis toujours dit qu’en plus de travailler sur des sujets délicats, tels que la folie ou les discriminations, il était nécessaire de faire du terrain. Non pas pour se faire valoir, mais pour retranscrire du vrai, du sensible, de l’effroyable. Être actrice et non pas spectatrice.
Je pense que cette envie, ou besoin, est née lorsque j’ai travaillé à l’Éducation Nationale dans divers collèges, défavorisés ou non. J’ai toujours su m’entendre avec les ados. Certainement parce que j’ai un parler de minet. Durant ces vingt ans, je me suis toujours tenue à déborder de mes fonctions en instaurant des débats en étude, notamment sur la sexualité dont ils ignorent vraiment tout, sauf celle des pornos.
Je harcelais les directeur.ices pour avoir des budgets afin monter des ateliers graff et faire en sorte que les gosses ne traînent pas dans la rue en fin d’année. J’ai tenté de leur apporter autre chose et ils me le rendaient bien. Sans ça, j’aurais été tel un lion en cage. Je me serais emmerdée durant deux décennies. C’est ce lien, que je peux quelques fois qualifier d’intime, avec les personnes dont je ne connais pas le parcours, les difficultés, qui a aussi fait de moi quelqu’un de moins terne.
Lorsque j’ai appris que ma première pièce de théâtre, « Même pas mal », allait être jouée, j’ai décidé de démissionner de mon poste. Je ne pouvais pas rester, puisque la pièce était un recueil d’anecdotes et de dialogues tranchants avec ces gosses. J’en mettais aussi, un peu, plein la tête à la CPE et aux profs. Je craignais d’avoir des problèmes avec la direction et le rectorat, même si j’avais changé les prénoms.
La directrice a voulu me retenir, moi et mon langage de charretier, et m’a proposé de devenir la prof de la classe Ulis ( Unité Localisée pour l’inclusion scolaire). Les Ulis, sont des enfants en situation de handicap cognitif. Visiblement, elle n’avait cure que je n’aie pas le diplôme pour accéder au poste. J’ai dû faire un choix : travailler à plein temps, soutenir et aider ces enfants avec mes petits moyens, ou m’investir totalement dans l’avenir de « Même pas mal » et de mon métier de plasticienne. Je suis partie.

Lorsque le Covid s’est invité, il a fallu que je fasse connaissance avec le confinement. Je me suis autorisée à aller travailler à l’atelier. Jamais, durant cette période fantomatique, je n’aurais imaginé traverser une cité aussi féroce. Lorsque la ville grouille, on ne voit rien, on est aveugle à l’autre. Là, ma moto semblait rouler au ralenti dans le désert, jusqu’à ce que, progressivement, tous ces sans-domicile, cette multitude d’exclus, de précaires, de personnes addictes, deviennent visibles, plus que jamais.
J’ai alors intégré une association de maraudeurs afin de distribuer des repas dans la rue. J’ai trouvé que c’était mal organisé, surtout sur les distances. Je me suis donc mise en solo avec pour destrier ma moto. J’avais la chance d’avoir des proches et des amis dans la restauration qui me préparaient tous les jours des repas de qualité. J’allais les récupérer et je faisais des parcours différents : des rues, des squats, des camps de gens du voyage ou autre. Très vite, je me suis dit qu’il fallait aussi que je collecte des produits de première nécessité, des chaussures, des habits. J’ai passé des annonces sur mes réseaux et les dons sont arrivés.
Au fur et à mesure, les personnes de la rue me reconnaissaient et dès qu’ils entendaient ma moto, ils me faisaient de grands signes. Il n’y avait pas de notion de « je te donne, tu reçois », juste des êtres qui échangent, qui se marrent et partagent. Ils m’ont offert plus de clopes et de café que je ne leur en ai donnés. On m’a invitée à un barbecue dans un renfoncement du parc des expositions. J’ai bu des bières avec « les hommes » d’un camp, un peu comme si je n’avais pas de genre, comme si je ne faisais qu’un avec le jaune ensoleillé de ma moto. C’était moi, l’invitée.
Je suis une solitaire, je peux rester deux semaines à travailler sans voir personne. Le retour dans le monde réel est toujours difficile, tout va trop vite, je suis comme anesthésiée. En m’impliquant dans ces missions, je me sens moins inutile au monde, activiste, mais surtout j’apprends, je grandis émotionnellement au contact des personnes en difficulté. Plus ça va, plus je me sens humaine. Mais je veux garder mes imperfections, j’imagine qu’elles sont essentielles pour tendre vers le mieux.

Vous êtes un membre de longue date de l’association Be-Art. Pouvez vous nous la présenter ?
Be-art a vu le jour en 2007 sous l’égide de Sébastien Kinach. Photographe, militant, il est engagé depuis des années pour les droits humains et en particulier auprès des malades du sida et de leur proches, ainsi que pour les droits LGBTQ+.
Après un voyage à Madagascar, il a eu le désir de créer une association ayant pour axe principal l’aide aux artistes discriminés dans leur pays d’origine ou en situation d’exil. Les artistes font partie des cibles premières lorsque un régime totalitaire s’impose.
En sus du statut d’artiste, comment mettre de côté la notion de genres et d’orientation sexuelle ? Be Art a pour rôle de promouvoir leur travail, de les aider à créer et parfois de les aider à fuir. L’association travaille avec des artistes du Congo Brazzaville, de Cuba, de Russie, d’Ukraine, de Syrie, de Turquie, d’Afghanistan, d’Iran… Aujourd’hui, Be Art fait partie de la fédération des clubs Unesco, ce qui lui permet d’être en réseau international.
De plus, son intégration au sein du consortium Samba Résille lui permet de mettre en place des mobilités Erasmus +. A Chypre, de véritables échanges sur les enjeux culturels et sociétaux contemporains avec le Conseil des Réfugiés chypriote, l’Alliance Française et Accept (association LGBT de Chypre) ont eu lieu. D’ores et déjà, plusieurs projets se construisent autour d’un festival interculturel et de résidences d’artistes engagés. Dernièrement Athènes a été la découverte de l’art drag grec et utilisation du corps comme outil politique. Cette expérience immersive faite à Athènes, au cœur d’une scène artistique et militante en pleine effervescence promet de belles collaborations.
Le mantra de Be Art : rendre à un artiste réfugié sa place d’artiste avant d’être un migrant.

Be-Art organise, durant les mois de novembre et décembre, plusieurs manifestations. Quelles seront-elles, et dans quel but ?
Be Art a aussi pour vocation de récolter des fonds via des dons mais surtout grâce à une vente aux enchères annuelle d’œuvres d’art. Celles-ci sont offertes par des artistes locaux et internationaux comme Camille Marceau, Samaneh Atef, Ralf Koenig, Sophie Bacquié, Céline Noguera, Katia Vassalière, Jérôme Souillot… L’argent récolté via ce rendez-vous est essentiel pour financer nos actions et continuer à soutenir les créateurs ainsi que les projets professionnels dans les zones concernées.
Cette année, Medius Terrae aura pour thème de la Méditerranée, cet espace pluriel, vibrant, traversé d’histoires, de migrations, de cultures et de lumières. L’exposition / vente aux enchères sera l’occasion de croiser les regards artistiques sur cette mer qui relie autant qu’elle sépare, et de faire dialoguer les imaginaires contemporains de ses rives multiples. (*)

Exil
Et quels sont, personnellement, vos projets ou désirs pour la suite ?
Ça peut paraître ambitieux étant donné que je n’ai aucun talent de comédienne, mais j’ai pour vague idée de jouer « Même pas Mal ».
Muriel Darras comédienne au Grenier de Toulouse, désirait un seul en scène. Elle voulait mes textes et a incarné mon personnage dans de belles salles comme la Salle Nougaro. Cependant, elle a dû abandonner ce rôle faute de temps. Elle avait plusieurs projets dont celui de l’écriture de « L », pièce sur la transidentité. Je n’ai jamais imaginé quelqu’un d’autre dans ce rôle, mais je sais de façon raisonnable qu’elle ne le rejouera pas.
En 2023, à la Chapelle des Cordeliers pour « Chargeons Chéri », l’expo collective de l’Atelier Borderouge dont je fais partie, je me suis concocté un Stand up nommé « la Caverne ». Je n’ai pas menti, j’ai notifié clairement « Stand up et bégaiement ». Alex Less était au VJing pendant que je me débattais avec mon micro. Durant une heure, je me suis demandé pourquoi j’avais eu une telle idée. Je suis quelqu’un qui bégaie, qui bute sur les mots, qui a le mot aussi tendre qu’acéré, voire grossier et qui, selon Jérôme Souillot, confrère artiste, est odieuse dès qu’elle est sur scène.
Rien de très encourageant en quelque sorte. Mais, ce jour-là, plus je mourais de stress devant le public, plus il riait. Après cette expérience, plusieurs personnes sont venues me dire que je devrais jouer mes textes. J’en ai parlé à deux amis metteurs en scène, dont je tairai le nom ici car rien n’est décidé. Ils attendent de mes nouvelles, mais je suis un peu lente à la détente.
Un comédien toulousain m’a demandé un one man show, mais son nom est autant secret que le sujet. En ce qui concerne l’illustration, la peinture, tout ce qui est pictural, j’aimerais peut-être en 2026 faire une expo personnelle. Depuis le Covid, je n’ai fait « que » du collectif. J’ai quelques lieux en tête, peut-être même chez moi, il y a un jardin, une plancha et une piscine aussi grande qu’un pédiluve. Le rêve en quelque sorte. Une expo « Flinguée » et drôle à la fois.
Enfin, récemment, j’ai intégré le Collectif Lionel qui est né au sein de l’association BeArt. Il se définit comme un laboratoire vivant où se rencontrent et se fusionnent les arts visuels, les cultures, les identités et les genres de tous horizons. Nous sommes des artistes visuels européens qui, à travers des coopérations artistiques, affirment une volonté d’ouvrir la création au-delà de toute frontière.
(*) Exposition « Medius Terrae » du 20 nov au 19 déc
Samba Résille, 38 Rue Roquelaine, 31000 Toulouse
Vernissage : 27 Nov à 18 h 30
Vente aux enchères : 11 décembre à 19h
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Be Art
> https://www.bearttoulouse.fr/
> https://www.instagram.com/bearttoulouse/
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Maboo
> https://www.instagram.com/maboonakunoeil/
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Le Collectif Lionel
> https://www.instagram.com/le_collectif_lionel/



